En écrivant la suite des Vivants et les Morts, son livre le plus connu, Gérard Mordillat parvient à amplifier son propos et ses choix esthétiques. Il démontre que le roman populaire et social n’a rien perdu de sa superbe et que sa démarche, réaliste et documentaire, interroge en profondeur nos rapports à la fiction et à la manière dont on pense la chose politique autrement par la fiction.
En général, on se méfie des suites. Et bien souvent avec raison ! Il faut admettre qu’il faut soit un sacré talent, soit une vraie bonne raison, pour que cela marche. Et, disons-le d’emblée, après quelques réticences de rigueur, une espèce de méfiance quelque peu suspicieuse, on se dit que pour le nouveau roman de Gérard Mordillat il ne faut pas trop s’en faire, que la mayonnaise prend bien. Et que ce n’est ni pour nourrir un succès d’édition renforcé par une adaptation télévisée populaire, ni par manque d’inspiration, ou juste pour un anniversaire, qu’il s’est lancé dans le deuxième tome des Vivants et les Morts, qu’il y a une raison plus valable pour écrire la suite d’une fresque qui a peu d’équivalents dans la littérature contemporaine française, que quelque chose d’impérieux y oblige.
Et, sans tourner autour du pot, c’est que le monde change et ne change pas ! Voilà, croit-on, la vraie bonne raison de retrouver Dallas et son compagnon Rudi, leurs familles, Gisèle, Franck, le fils Lorquin, Varda, Lamy, le café L’Espérance, tous les oubliés de la Kos, l’usine fermée au cœur du premier volume, les habitants de Raussel, cette petite ville de l’Est si familière, la ribambelle de personnages secondaires si attachants et si vrais, si justes… Car, c’est au centre de toute l’affaire et de ce livre et de la suite qui nous est donnée à lire aujourd’hui : l’écrivain aime ces gens, les regarde vraiment, les connaît tout simplement. Alors, exit le voyeurisme et la fausse compassion, la démagogie à la petite semaine, ou l’utilisation cynique de la misère du monde… Mordillat, avec quelque chose qui fait penser aux meilleurs films de Depardon, trouve une distance juste, un équilibre, une empathie, qui lui fait dépasser le strict constat ou la dimension platement documentaire, qui invente une manière de considérer le réel, ceux qui le fondent, de placer un regard.

C’est cette capacité de focales – tantôt près, tout près, comme une caméra à l’épaule, tantôt largement, embrassant un vaste panorama – qui définit la dimension de récit social des romans de Gérard Mordillat qui embrasse la réalité politique, l’informe, la raconte, lui donne une épaisseur. Il faut dire que, comme tous les auteurs de grandes fresques sociales, de récits tentaculaires qui se répondent, se croisent – on pense à Zola comme à Lao She ou à Jonathan Coe (le spectre est large !) – , il possède le talent des échelles. Il parvient à trouver un équilibre difficile entre l’individu et le groupe, le particulier et le général, inventant des rapports d’identification complexes. Car – et ce n’est pas une mince affaire –, derrière l’aspect simple de l’expression, quelques effets un peu appuyés parfois, une sentimentalité assumée aussi, il y a une capacité rare à créer une proximité avec des personnages, à faire entrer en connivence avec des expériences aiguës d’une violence sociale, à proposer une manière d’être avec d’autres, ceux qu’on ne voit souvent qu’aux informations ou dans des manifestations. Le romancier – on serait tenté de l’écrire avec une majuscule ! – parvient à créer par la littérature, par sa capacité d’empathie, une sorte d’identification politique à son récit.
Voici le grand talent de Mordillat, écrire, obstinément, patiemment, discrètement, la fresque des humbles, des offensés, des humiliés, de ceux que le monde broie, rejette ou exclut. De ceux qui luttent, souvent vainement contre l’ordre des choses, de ceux qui subissent la violence économique et sociale, qui ne sont jamais que des contre-exemples, des sortes de figures presque abstraites que la médiatisation permanente du réel renvoie au rien de ce qui passe ou qui n’arrive qu’aux autres. Les Vivants et les Morts – les deux opus fonctionnent de la même manière et racontent la même chose, comme aussi Rouge dans la brume, Notre part des ténèbres ou La tour abolie – met en scène autant qu’il interroge le politique, le social, dans la littérature. À lire l’histoire de la fermeture de la Kos et les ravages et les héroïsmes que cette catastrophe industrielle provoque dans les années 2000, retrouver cette petite ville comme vidée de sa vie vingt ans après, découvrir le remplacement de l’usine par un entrepôt d’un ersatz d’Amazon particulièrement inhumain et terrifiant, la municipalité passée au RN, les couples qui se cassent la figure, la dislocation du tissu social, on ne se confronte pas simplement à un exemple, à une incarnation ou à une parabole.
Certes, il y a chez Mordillat une dimension édificatrice, une démarche documentaire et militante. Mais il y a surtout une manière différente de faire entrer le politique dans la littérature. C’est-à-dire non pas décrire simplement le réel social mais le faire entrer dans du récit, dans une densité narrative, dans un réseau complexe. Voilà ce qu’apporte la littérature à l’affaire, cette sorte d’enrichissement qui excède la morale ou la bonne leçon, qui légitime une fresque romanesque qui pourrait parfois sembler indécente. Mais Mordillat raconte dans le même mouvement un système économique, politique, médiatique, et la vie individuelle d’êtres qui se débattent avec ce qui les dépasse. Il articule une vision globale à ses manifestations, les liant par un récit qui admet l’émotion, en fait quelque chose.
Alors oui, on se demande souvent à quoi bon ? Est-ce utile ? À quoi cela sert, au fond, de raconter tout ça ? Est-ce encore à la littérature de jouer ce rôle ? Quel sens a une littérature qui s’imagine servir à quelque chose ? Un peu comme lorsqu’on voit un film de Ken Loach ou une enquête de Florence Aubenas. On éprouve un doute profond et on porte sur le texte un regard ambivalent. En décrivant les désordres économiques, le cynisme d’un capitalisme débridé et sans morale, en incarnant leurs méfaits, en les faisant reconnaître comme une dramaturgie empathique qui bouleversera tous les lecteurs, l’écrivain se fait-il simplement le relais d’une indignation, d’une forme de morale bafouée, n’excède-t-il pas le rôle du témoin ? Il donne une matière à des idées, fait penser en émouvant, raconte ce qui finalement occupe peu de place dans la fiction contemporaine – ce qui explique probablement la sorte de mépris dans lequel on tient ce genre de romans –, à fictionnaliser le politique.
Cette fresque, qui gagne avec cette suite une densité évidente, donne une perspective, fait penser l’évolution de nos vies, de la citoyenneté, du travail, de la manière dont on le décrit ou l’organise, le poids de la politique dans nos existences, le fracas des désordres du monde et des sentiments, l’évolution de nos réactions et de nos liens, la nostalgie des luttes aussi, la croyance dans leur utilité… Assurément, cette fiction qui enjambe vingt années nous donne à voir ce qui ne tourne pas rond dans nos sociétés, nous fait nous rendre compte de ce que vivent les autres ou de s’y reconnaître, de se penser avec eux, dans une sorte de lutte permanente pour sa liberté. On se dit aussi qu’en dehors de sa capacité à faire éprouver le réel, à intégrer l’économie, les rapports sociaux, à une trame romanesque très maîtrisée, l’écrivain semble pouvoir anticiper le réel du présent. Que la manière dont il racontait faisait entrevoir, avec autant d’acuité que toutes les analyses ou les théories, ce qui se passe désormais, ce qui a changé, ce que l’on a perdu ou gagné, ce qui nous pousse vers des abîmes de violence ou d’indifférence… On sort ainsi de cette lecture à la fois émus et inquiets, troublés par le fait qu’il nous faudrait porter davantage d’attention aux livres qui nous racontent et nous interpellent, qui nous obligent à une lucidité sentimentale, à incarner le politique ; qu’il nous faudrait les faire entrer dans nos vies autrement, à se faire vigies en quelque sorte.