Langues et récits en migration

Trois récits – deux témoignages et un roman – relatent avec précision et parfois virulence la brutalité de l’expérience migratoire contemporaine. Les trajectoires de leurs auteurs respectifs, Abdoulaye Soumah, Ibrahima Balde et Amadou Barry, tous trois nés en Guinée, font écho au dernier livre de la journaliste Taina Tervonen, consacré aux hommes et aux femmes veillant sur celles et ceux qui entreprennent la traversée de la mer Méditerranée. Leur écriture rejoint quelques-unes des réflexions sur l’usage de la langue qu’ont développé les membres du collectif Rester. Étranger dans le volume qu’ils viennent de publier sous ce nom.

Amadou Barry | Journal d’un exilé. Julliard, 254 p., 21,50 €
Abdoulaye Soumah, avec Thomas-Louis Novillo | Je ne voulais pas partir. Grasset, 124 p., 17 €
Amets Arzallus Antia et Ibrahima Balde | Petit frère. Miñan. Trad. de l’espagnol par Roland Béhar. Payot, coll. « Bibliothèque Rivages », 204 p., 18 €
Collectif La Famille Rester. Étranger | Rester. Étranger. B42, coll. « Sentiers », 208 p., 22 €
Taina Tervonen | Les veilleurs. Cinq vigies, autour des frontières. Marchialy, 202 p., 20 €

« Le FLE [français langue étrangère] est la langue véhiculaire des personnes déplacées », indique une note liminaire de Rester. Étranger ; elle est tout à la fois « langue campée » et « langue conquise », « langue habitée » aussi. Les auteurs se demandent d’ailleurs entre eux si celle qu’ils apprennent est « véhiculaire ou vernaculaire » : « dans véhiculaire il y a une voiture », tandis que « dans vernaculaire, il y a une maison », notent-ils. 

Le rythme qu’adoptent les trois récits de migration est plus cahoteux que ne le suggère l’image d’à peu près n’importe quel véhicule, pour la simple raison qu’ils se situent avant ou contre la possibilité d’habiter leur langue d’adoption. En ce sens, ils se tiennent en un lieu plus précaire et plus périlleux que celui qu’a décrit par exemple Luba Jurgenson dans Au lieu du péril. Récit d’une vie entre deux langues (Verdier) il y a une dizaine d’années, c’est-à-dire presque à une autre époque. Certes, la question de la langue et celle de l’expérience y sont aussi indissociables que chez Luba Jurgenson, mais la relation qui les conjugue n’augure chez eux d’aucun accord, même provisoire. 

Ainsi de la langue a priori la plus linéaire des trois, celle d’Abdoulaye Soumah, qui se met à tourner brusquement en boucle lorsqu’il évoque le viol qu’a subi en Libye sa compagne, Fatoumata. Prenant conscience qu’il en fera « des cauchemars toute [s]a vie », qu’il reverra « sans cesse l’horreur », Abdoulaye Soumah écrit : « Ils violent. Ils violent seuls ou en groupes. Ils violent des femmes jeunes ou âgées. Ils violent des petites filles avec leurs doigts. Ils violent le matin, le midi, le soir. Ils violent avec leur arme pointée sur leur victime. Ils violent dans un coin ou devant tout le monde. Ils violent les cris, les plaintes, les larmes. Ils violent les corps et les âmes. Ils violent. »

Rien de ce qu’il voit autour de lui ne peut le détourner de cette vision. Et certainement pas ces « familles arabes [qui] prennent le soleil » sur les plages libyennes, ou ces « quelques touristes occidentaux qui se baignent tranquillement, semblant ignorer l’état du pays et les fantômes qui peuplent la mer ». Fatoumata compte parmi ces fantômes depuis qu’une vague l’a emportée lors de leur première tentative de traversée, elle qui ne voulait pas plus partir qu’Abdoulaye Soumah. Elle avait pourtant choisi de le suivre puisqu’elle l’aimait, et c’est par amour qu’au prix d’un premier viol elle l’avait sorti de la prison où son propre frère l’avait jeté à la mort de leur père. Depuis qu’Abdoulaye Soumah s’en était échappé, ce frère qui le martyrisait depuis l’enfance et qui, adulte, avait intégré les rangs de la garde présidentielle à Conakry le traquait dans toute la Guinée. 

Le fantôme d’Ibrahima Balde, puisque chaque migrant en a un, c’est aussi son frère, mais un autre frère, son petit frère Alhassane, qui lui avait caché son départ et à la recherche de qui il part afin de le ramener avec lui au pays. C’est en Libye – cet « autre monde », ce « monde fait pour la souffrance », ainsi qu’il le décrit, lui qui y fut vendu comme esclave. Ibrahima n’y retrouve pas Alhassane. Un compatriote, et peul comme lui, lui apprend qu’il a péri dans un naufrage. « Il m’a tout dit en pulaar, sauf ce mot en français. Juste ce mot, naufrage. » 

Amadou Barry, Journal d’un exilé, Paris, Julliard, 2025, 253 p. Abdoulaye Soumah, avec Thomas-Louis Novillo, Je ne voulais pas partir, Paris, Grasset, 2025, 123 p. Amets Arzallus Antia, Ibrahima Balde, Petit frère. Miñan [2020], tr. de l’espagnol par Roland Béhar, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque Rivages », 2024, 203 p. Collectif La Famille Rester. Étranger, Rester. Étranger, Montreuil, B42, coll. « Sentiers », 2024, 208 p. Taina Tervonen, Les veilleurs. Cinq vigies, autour des frontières
« Artomatic For The People » (2017) © CC-BY-SA-4.0/anokarina/Flickr

Un mot, mais pas de récit, ni de corps, alors même qu’« à défaut de corps, il faut un récit, et le récit exige un messager », observe Taina Tervonen. Un mot – celui de naufrage, celui de disparition – ne suffit pas ; c’est inarticulé, inarticulable, comme un traumatisme. « Mes souvenirs sont là, ils ne bougent pas. Et ils m’attaquent tous les jours », constate Ibrahima Balde, et tous les jours il regrette de n’avoir pu parler « une fois de plus » avec son petit frère, parler « avec les yeux », précise-t-il, « comme ça, les mots ne tombent pas ».

Ibrahima Balde aimerait parler à son frère autant qu’il aimerait ne plus parler de lui, « parce que quand je commence à parler, je commence à voir, sous mes yeux, tout ce que je t’explique », confie-t-il à Amets Arzallus Antia, son coauteur. « Toi, tu es là, à m’écouter, mais moi, je suis à nouveau là-bas, dans ma chair, et quand je te le raconte, je me mets à le revivre. » C’est peut-être pour cela que la langue d’Ibrahima Balde, bien qu’elle semble tout rapporter, demeure foncièrement elliptique. « J’ai fini par comprendre que nos silences, c’était notre langage à nous, l’expression de nos pires craintes », écrit comme en écho Amadou Barry.

Son écriture à lui, cependant, bien qu’elle se veuille fictionnelle (Journal d’un exilé se présente comme un roman) est d’une véhémence qui semble parfois au-delà du raisonnable, mais à l’unisson de la souffrance et de la colère qui l’alimentent. « Vous devez entendre nos cris, vous allez voir nos gueules », clame le prologue, non pas à l’adresse des xénophobes et des racistes dont l’échafaudage de fausses peurs lui paraît simplement ridicule – « Sérieux ! Vous pensez que les conquistadors ont planté des tentes dans les forêts d’Amérique avant de demander l’asile, puis ont supplié pour des habits chauds et un peu de pain ? » –, mais contre ceux qui ne se révoltent pas face à « ce bordel » : « Pourtant, vous manifestez pour un oui ou pour un non, vous arrachez vos pavés pour un centime de plus sur le prix du gaz… »

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Dramé, le narrateur du roman d’Amadou Barry, n’aime ni ne comprend ce pays où il est arrivé un peu par accident. Pas plus qu’il ne ressent de la pitié pour les mineurs étrangers que des dealers ont rendus addicts au crack, et avec lesquels il doit cohabiter dans un tunnel, Dramé n’éprouve de fascination pour les « gens qui s’épanchent sur la littérature », qu’ils soient transfuges de classe ou pas – « au diable le prolétaire qui vend sa dignité au premier bourgeois venu », affirme-t-il. « Pour moi », assure Dramé, « la langue est un outil, comme la houe servant au labour », et à l’évidence Amadou Barry entend manier cette houe à d’autres fins que celle de cultiver la terre.  

À la question : « Comment tu te sens dans la langue française ? », un membre de Rester. Étranger répond : « Elle me fait comprendre que je suis étranger. » Dramé aurait certainement répondu pour sa part que la littérature française, comme art et en tant que monde, lui fait comprendre qu’il ne sera jamais écrivain. S’il est un motif récurrent de Journal d’un exilé, c’est bien cet autre sentiment d’exil qu’est l’exclusion de la langue et du savoir qui l’accompagne. Dramé maudit tous ses compagnons d’infortune dont le niveau d’étude l’exclut de facto de leurs conversations ; qu’il continue de suivre pourtant, lui qui sait combien « un homme en mesure de parler du monde à sa façon, c’est une perle rare ». Or, c’est à une perle rare que le roman est dédié : « C’est pour cela que j’ai décidé de prendre la parole, pour rendre justice à Fodié. » 

Amadou Barry journal d'un exilé
Amadou Barry © Astrid di Crollalanza

Fodié, l’érudit ivoirien épris de Paris et des lettres, et qui y devient pour Dramé comme un frère à son tour, puisque ces trois récits sont d’abord affaire de fraternité, qu’elle soit contrariée, empêchée ou brisée. Non seulement la mort soudaine de Fodié interrompt leur dialogue, mais elle fait prendre conscience à Dramé que son ami aurait eu beaucoup de choses à dire, et que celles qu’il aurait pu écrire auraient été de grandes choses. Aussi devine-t-on que le Journal d’un exilé est le récit d’un dédoublement qui se noue et se dénoue avec la mort de son véritable auteur, comme si Amadou Barry « tuait » le maître en lui pour faire parler l’ignorant qu’il représente également, en tant qu’exilé et comme exclu.

« Pour faire une phrase », dit un membre de Rester. Étranger, « il faut en défaire plusieurs », et peut-être faut-il, pour relater l’exil aujourd’hui, se défaire de tout un pan de la littérature qui s’est formée à son contact. Amets Anzallus Antia, qui a d’abord retranscrit le témoignage d’Ibrahima Balde en basque, sa langue natale dont il a aussi fait sa profession, lui qui exerce le métier de bertsolari, d’improvisateur oral, ne reconnaît-il pas qu’il lui a fallu « dix mois pour façonner un basque adapté à la manière de parler d’Ibrahima, brisant parfois ma langue, bouleversant l’équilibre des mots », afin que les lecteurs entendent son coauteur, et que lui-même ne s’érige pas face à la langue silencieuse du témoin en « douane morale, ni grammaticale ni politique ».

D’ailleurs, la langue, les langues, en se déliant se relient entre elles. Par assonance ou homophonie – par hasard donc –, elles se découvrent d’étranges affinités. « Miñan », par exemple, qui veut dire « petit frère » en pulaar, consonne étrangement avec « miña », « qui en basque signifie “douleur” », relève Amets Anzallus Antia, tandis que « lagun miña » « veut dire “ami proche” ». Chacun à sa façon, chacun avec sa langue, ces trois livres d’une fraternité déçue que sont Petit frère. MiñanJe ne voulais pas partir et Journal d’un exilé expriment cette douleur, sa proximité aussi, la perte qui en est la cause, et pour beaucoup la déception, donc, « la chose la plus partagée chez les exilés » selon Dramé, à laquelle la langue qu’il utilise réplique sans relâche.