Les redéfinitions qui affectent conjointement les technologies et le salariat dans le cadre d’une économie mondialisée et de l’urgence climatique ont précipité une « crise du travail », consubstantielle de la crise des démocraties sociales. Elle répond de la place qu’occupe aujourd’hui le travail au cœur du débat public et, pareillement, de la multiplicité comme de la diversité des travaux et approches qu’il suscite. Trois déclinaisons récentes, pour différentes qu’elles soient, s’entrecroisent à divers titres.
L’ouvrage dirigé par Thierry Berthet et Delphine Mercier et préfacé par la directrice et les directrices adjointes du CNRS Marie Gaille, Pascale Goetschel et Sandrine Maljean-Dubois s’inscrit dans une série de bilans transversaux thématiques de la recherche en sciences humaines et sociales initiés par cette institution. Il dresse un état des lieux de la recherche que ses laboratoires ont consacrée au travail depuis trente ans, toutes disciplines confondues. Les années 1990 ont été adoptées comme point de départ pour s’être affirmées comme un point d’inflexion majeur lié aux multiples crises ayant ébranlé les mondes du travail : chômage de masse, segmentation et marginalisation, désenchantement, globalisation et digitalisation, qui valent aux espaces de régulation et aux lieux de pouvoir économique de changer de niveau et à la gouvernance des grandes entreprises équipées par des outils de gestion informatisés d’évoluer vers un espace transnational, hypothèse avancée par certains d’une « nouvelle classe de travailleurs » (creative class) à laquelle d’autres opposent l’auto-aliénation grandissante.
Le livre s’ouvre sur un constat. Alors que le travail comme objet de recherche est affecté dans la plupart des pays occidentaux par un processus d’invisibilisation et de marginalisation qui se voudrait hégémonique et définitif, la France ne connait rien de tel. Le travail est la thématique centrale de 19 620 thèses, soit 5 % de l’ensemble de celles soutenues depuis 1990 ; avec, en leur sein, une nette croissance des questions relatives à l’environnement, au genre, à la santé et au numérique, les interpellations suscitées par les problèmes du travail et des pratiques despotiques de gestion des ressources humaines, génératrices de risques psycho-sociaux, de souffrance et de perte du sens du travail ayant contribué à un tournant empirique des recherches. 215 409 publications lui ont été consacrées dans ce même laps de temps.
Pour aller plus avant dans le diagnostic, l’ouvrage réunit 26 états des lieux établis par des chercheuses et chercheurs du CNRS. Nonobstant l’intitulé de l’ouvrage, ils sont susceptibles de concerner des terrains étrangers, soulignant, entre autres, l’intérêt qu’il y a à engager des études sur la diversité des sens et valeurs du travail dans les sociétés européennes et extra-européennes.
Un premier ensemble réunit des bilans de recherches consacrées aux « enjeux sociétaux » portés par la question du travail aujourd’hui : « rapport au travail des jeunes », « outils de de gestion » dont elles soulignent la dimension « très politique», « travail, liberté ou utopie », « de la norme à la pratique », « encastrement européen des questions du travail et de l’emploi » et « internationalisation et délocalisation », témoignant d’une attention soutenue de l’ouvrage pour les questions spatiales et les circulations, « santé et environnement au travail », « temporalités du travail », « travail soutenable », « travail et genre et « relations professionnelles du travail ». Sont également abordés ces cadres d’analyse que sont « le travail et les parcours de vie » ou « les études sectorielles ou professionnelles ». Cette multiplicité d’entrées met en évidence les infléchissements advenus depuis trente ans dans la façon dont les sciences sociales se doivent d’aborder le travail et, de fait, l’abordent aujourd’hui.

Elle met en évidence, s’il en était besoin, la nécessité du décloisonnement. L’étude du travail, à la croisée de l’économie et des techniques, du social, du genre, de l’écologie, du politique et d’autres domaines encore, suppose en effet le concours de multiples disciplines demeurées toutefois segmentées. La seconde partie de l’ouvrage dresse le bilan de onze d’entre elles. Certaines des contributions privilégient une approche bibliométrique interne à telle des disciplines et ses évolutions. D’autres préfèrent se focaliser sur un seul axe de la recherche ; ainsi de l’engagement militant et des organisations syndicales (sciences politiques) ou du travail dans les fonctions publiques (histoire). Deux contributions d’importance s’attachent, pour conclure, aux « futurs du travail », dont les effets possibles de l’intelligence artificielle.
Une utile cartographie de la recherche se dégage et complète une impressionnante bibliographie française et étrangère. Elle met en évidence des lignes de force, s’agissant en premier lieu de la sociologie, de l’économie et de l’ergonomie, mais également des angles morts : le travail demeure un impensé des sciences de gestion malgré la centralité qu’il y occupe, la philosophie ne lui a longtemps accordé que peu d’intérêt et l’anthropologie n’en fait pas un champ à part entière.
S’agit-il d’appréhender la capacité transformatrice des sciences sociales, certaines contributions soulignent l’efficience de la mise à disposition d’un ensemble de connaissances scientifiques au service de la délibération et de la décision. Le travail de conseil et de proposition élaboré dans le cadre de recherches scientifiques a contribué « modestement » à alimenter la lisibilité de la délibération démocratique de la régulation communautaire de l’emploi. L’ergonomie permet de comprendre le travail pour le transformer en vue de le rendre « soutenable ». Dans sa décision du 24 mars 2015, l’Ofpra s’est appuyé sur les travaux de recherche de l’institut Convergences Migrations qui lui ont permis d’opposer au répertoire des plateformes la grammaire du droit. Des recherches se sont portées en soutien aux diverses initiatives de proposition de loi au niveau national et européen en faveur de l’application du droit du travail aux travailleurs des plateformes.
Mais d’autres constatent a contrario la déconnexion entre les apports de la recherche en sciences sociales et les discours émaillant le débat public. Il en va ainsi du rapport des jeunes au travail dont elle a mis en évidence l’absence de singularité ou des cultures du travail dont elle infirme qu’elles seraient différentes d’une génération à l’autre, au détriment des jeunes. Sans effets sur le débat. D’autres encore soulignent leurs limites en matière d’action publique ou de régulation : l’accumulation des savoirs et la précision croissante des liens étiologiques établis sont concomitantes d’une entreprise de dénégation des effets du travail industriel sur la dégradation de la santé ouvrière. Les inégalités hommes-femmes dans le monde du travail ont résisté à des décennies de conquêtes sociales, de politiques publiques, de textes législatifs, ce malgré le nombre considérable des recherches auxquelles elles ont donné lieu. Comme d’autres sciences du travail qui lui sont proches, la sociologie a contribué à alimenter la production des diagnostics sur la santé au travail sans empêcher leur mauvaise prise en compte et les mauvaises pratiques et les conséquences délétères des pratiques marchandes, n’autorisant d’autre riposte que la nécessité pour l’individu de « tenir jusqu’au bout de la journée, jusqu’aux prochaines vacances, jusqu’à la retraite ».
Certaines spécificités de la recherche française sont mises en évidence : elle n’a pas investi la question de la conciliation entre travail et études (y compris dans le secondaire) quand celle-ci l’est pleinement dans d’autres espaces nationaux, dont, en premier lieu l’espace nord-américain. L’existence d’une fonction publique de carrière quand les relations entre États et organisations syndicales procèdent plus souvent, en Europe, du modèle contractuel, a suscité en revanche des recherches ailleurs inexistantes. L’approche des recherches géographiques est sociale plus que territoriale. Les recherches à la frontière de l’entreprise et du territoire ou intra-organisationnelles sont plus fréquentes en France qu’ailleurs. Les enquêtes sur les dimensions de liberté et d’utopie dans le travail, non hors ou contre lui, pareillement, les communautés utopiques concrètes, fondées sur des formes de travail plus libre présumées pouvoir ouvrir des perspectives de réponses à la crise du travail. Autant de pistes ouvertes pour des recherches à venir, également propres à nourrir, aujourd’hui, le débat et l’action.
C’est en les soumettant au scalpel de son vécu quotidien que Jean-Pierre Levaray aborde, quant à lui, les temporalités du travail et sa soutenabilité dans un ouvrage qui, bien qu’il soit très différent, n’est pas sans faire écho au précédent. Ouvrier de fabrication depuis 1973 dans une usine chimique de La Grande Paroisse, filiale de Total, au Grand-Quevilly, libertaire et militant cégétiste, Jean-Pierre Levaray est également écrivain. Putain d’usine, publié pour la première fois en 2002, constituait une charge contre le travail, son travail, ou plutôt « le boulot » : « Tous les jours pareils… Ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. Un travail trop connu […] des collègues que, certains jours, on n’a pas envie de retrouver. Même pas le courage de chercher un autre emploi. Trop tard. […] Manque de courage pour changer de vie. Ce travail ne m’a jamais satisfait, pourtant je ne me vois plus apprendre à faire autre chose, d’autres gestes. On fait avec, mais on ne s’habitue pas ».
La présente réédition est accompagnée de ce qui s’apparente à des carnets de bord tenus par l’auteur dans le cadre des responsabilités syndicales qui ont été les siennes lors de la catastrophe de l’usine AZF de Toulouse, appartenant au même groupe, puis pour des plans sociaux successifs au sein du groupe, face à des négociateurs qui se dérobent ; « encore et toujours. Le froid et le vent entre les tours des décideurs ». Textes respectivement publiés pour la première fois en 2003 et 2004, dont la présente réédition suffirait à montrer qu’ils doivent à leur objet comme à la force de l’écriture de susciter une attention aussi soutenue que renouvelée. Au fil des pages, cette aversion partagée pour un travail dépourvu de sens, écrasant, « au détriment de la vie », pour la nécessité de « travailler pour gagner sa vie tout en la perdant », ou la culpabilité consécutive à la catastrophe d’AZF, quand, face au « plus jamais ça » des riverains, il faut pourtant se battre pour conserver son emploi, jusqu’à s’allier avec l’employeur pour obtenir la réouverture. Ces tensions contradictoires ébranlent et déchirent. Les salariés, dont l’auteur, rêvent d’échapper à cet univers mais peinent à imaginer un départ. Face aux plans sociaux, « les gars conduisant les ateliers en fin de vie ont une telle angoisse concernant leur futur qu’ils préfèrent encore que ça marche » ; « Je ne sais pas ce qui m’attend après la préretraite, une fois qu’il n’y aura plus de travail. C’est comme une impression de vide ». Parce que l’atelier, c’est également les copains, la force et la joie d’être parfois capables, ensemble, de dire non, de petites victoires et, malgré le regard porté sur le travail, le sentiment qu’avec la fermeture des ateliers c’est tout un savoir-faire et une mémoire qui disparaissent. La sobriété de l’écriture lui confère sa puissance.

L’imposant ouvrage que John Barzman consacre aux dockers du Havre de la Révolution française à nos jours fait partie de ces études professionnelles et sectorielles à propos desquelles l’ouvrage dirigé par Thierry Berthet et Delphine Mercier souligne ceci : l’analyse théorique et empirique de leurs spécificités peut constituer un support pour les analyses des politiques publiques intégrant des conflits d’intérêts et des inégalités souvent invisibles.
Son point de départ chronologique peut d’abord surprendre. Il répond à la volonté, qui structure l’ouvrage, de dégager la chronologie propre à la construction sociale du groupe « dockers havrais » en dégageant les articulations particulières de la technologie, de l’organisation du travail et de l’intervention des acteurs principaux : État, ville, entreprises et syndicats. Les années 1789 à 1856 correspondent au temps des métiers et à leur maquis, finement analysés par l’auteur. L’irruption des « docks » en 1856 et, dans ce cadre, la mise en place d’un nouveau système de gestion et d’un « grand système technique » n’excluant pas la persistance des formes de travail antérieures et du secteur libre marque le passage progressif du métier à la profession. Le terme « dockers », importé de Grande-Bretagne, ne s’affirme toutefois qu’au début des années 1880 quand s’engage une troisième phase, caractérisée par l’irruption tardive de la vapeur, la première mécanisation du port, l’expansion numérique des ouvriers avec, pour corollaire, la force accrue des syndicats, à l’origine de grèves massives.
La culture du docker, devenue indissociable de la culture syndicale, génère une forme de contrôle ouvrier sur la production sous-tendue par une forte solidarité. C’est l’une de ces grèves, en 1928, qui ouvre la quatrième séquence de cette histoire qui correspond à « l’âge d’or du syndicalisme » et se prolonge jusqu’en 1965. Elle est marquée par l’affirmation du monopole d’embauche syndical et la conquête d’un statut. Ce statut spécifique, qui répond à l’intermittence inhérente au métier par l’indemnisation des périodes de chômage, préfigure la loi de 1947 qui reprendra de nombreuses pratiques antérieurement établies au Havre. Le rôle du pouvoir central et son intervention devenue plus systématique après la grève de 1928, puis les nécessités de la reconstruction, avec une prise en charge croissante par la puissance publique, provoquent toutefois des infléchissements internes à cette séquence. La collaboration alors affirmée entre la ville, le port, les employeurs et le syndicat contribue ainsi à l’émergence de de ce qu’on a qualifié de « communauté portuaire », propre à modifier en profondeur la perception longtemps « noire » des dockers.
L’irruption des conteneurs à partir de 1965 puis l’informatisation des tâches conjuguant leurs effets modifient en profondeur le travail du docker, les césures chronologiques, jusqu’alors spécifiques au Havre, devenant nationales et mondialisées. Les remises en cause de la loi de 1947, qui se multiplient en invoquant la « modernisation », le « modèle européen » de la concurrence, aboutissent en 1992 à l’alignement du régime portuaire sur le régime général. Les grandes journées d’action contre la réforme du statut portuaire, qui ont indéniablement retardé cette issue, puis celles qui perdurent contre ses effets constituent, entre autres, des formes de résistance à la mondialisation.
Ces étapes mettent en évidence la singularité du groupe et les spécificités de son intervention dans les mouvements nationaux. Les dockers, souvent tenus pour des privilégiés, et ceux du Havre plus que d’autres, ont imposé des années durant un statut protecteur qu’on peut tenir pour un modèle de division du travail disponible entre un grand nombre de salariés dans le cadre d’un statut assurant la protection sociale, répondant à la question de l’intermittence à laquelle sont soumises diverses professions dont les artistes et écrivains. Soit une flexibilité bien comprise. Paradoxalement, c’est à l’heure où la flexibilité se voit érigée en norme toutefois dépourvue de ces garanties que la réforme portuaire de 1992 y a mis un terme en concentrant le travail dans les mains d’un petit nombre et en multipliant les auxiliaires précaires aux frontières du secteur permanent.