Auteur de l’importante étude qu’est La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914) (Hachette, 2004), l’historien Laurent Dornel raconte dans son nouveau livre comment les travailleurs étrangers sont devenus à la fois « indispensables » et « indésirables » en France. À partir d’archives pour la plupart inédites, il montre comment, dans le contexte de l’emploi de travailleurs coloniaux de la Première Guerre mondiale, l’administration française a contribué activement à instaurer un racialisme aux effets durables.
La Grande Guerre, guerre totale, s’est également menée sur cet autre front qu’était « l’arrière ». Or, en 1916, la France souffre d’une grave pénurie de main-d’œuvre que ni le recours à la main-d’œuvre féminine, ni les retours massifs des ouvriers dans les usines en 1915, ni l’emploi de réfugiés belges ou la mise au travail de prisonniers de guerre ne suffisent à pallier. Cette pénurie incite les autorités françaises à se tourner vers ces « merveilleux réservoirs d’hommes » que sont ses colonies mais également la Chine. Pour substituer une « immigration organisée » à l’insuffisante immigration libre, le gouvernement met en place un Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC) chargé de recruter la main-d’œuvre indispensable à l’agriculture comme à l’industrie, de l’affecter et de la gérer au quotidien. Dans cette « immense Babel » qu’est devenue la France, 220 000 hommes recrutés dans les colonies comme en Chine entre 1916 et 1918 se mêlent, à la fin de la guerre, aux travailleurs étrangers sur le territoire métropolitain, ce qui lui est spécifique. 60 % viennent d’Afrique du Nord et 40 % d’Asie.
Le livre de Laurent Dornel se réclame des imperial studies, en premier lieu du cadre théorique dressé par Frederick Cooper pour qui « l’empire » se caractérise par une manière différenciée de gouverner des peuples différents, « l’ampleur de l’institutionnalisation de la différence [étant] un important élément de la constitution d’un empire ». Il s’intéresse aux dispositifs discursifs, économiques, politiques, juridiques mis en œuvre par l’État à cet effet et analyse la mise en place d’une gouvernementalité impériale qui va devoir s’appuyer sur cette main-d’œuvre indispensable au fonctionnement de l’économie de guerre et dont la plupart des employeurs reconnaissent, au reste, la qualité tout en maintenant la tutelle coloniale en métropole. Au risque de « tensions d’empire » attestées par les multiples conflits entre le ministère de la Guerre et celui des Colonies.

Mais comment administrer en métropole où la loi est, en principe, la même pour tous des hommes que la situation coloniale enserre dans ce régime exorbitant du droit commun qu’est l’indigénat ? Comment répondre aux inquiétudes sécuritaires et sanitaires qu’ils soulèvent ? Comment acclimater sans assimiler des hommes perçus comme radicalement et ontologiquement autres, bientôt indésirables ? Comment contrer « l’affront sexuel », tant à l’homme qu’à la femme blanche, que constituent les mariages mixtes et le métissage ?
Accepter l’égalité serait miner l’édifice colonial. Ces travailleurs sont pour beaucoup juridiquement français et, bien que civils, vont dès lors être soumis durablement à une surveillance et à un système de discipline qui prend appui sur la militarisation et vise à maintenir la tutelle coloniale sans interférer dans le management quotidien des entreprises. L’institution d’une carte d’identité et d’un permis de circuler est destinée à contrôler leurs déplacements, si ce n’est à les interdire, un « bureau de contrôle » est mis en place, leur correspondance est contrôlée par des dispositifs spécifiques, contribuant à transposer à la métropole des cadres de domination coloniale. Les autorités assignent ces travailleurs à un travail déqualifié et, tout en soulignant leur arriération, souhaitent les former dans l’espoir de stimuler après la guerre l’essor économique des colonies. Elles entendent les intégrer à l’appareil productif en limitant leurs contacts avec les ouvriers français mais aussi avec les travailleurs étrangers et les coloniaux d’autres origines. Inspirées par un savoir anthropologique propre à la culture militaire structurée autour d’un racialisme qui essentialise les indigènes, elles procèdent à des assignations raciales au travail fondées sur les qualités et défauts présumés de chacune des « races ». Ainsi les poudreries sont-elles dévolues aux Indochinois.
La France est le pays qui va le plus loin dans l’expérimentation administrative et la mise en œuvre assumée d’une partition de la main-d’œuvre en deux catégories définies en réalité par deux critères « raciaux » : la main-d’œuvre blanche – expression de l’époque –, la main-d’œuvre européenne et coloniale, c’est-à-dire non-blanche, ce qui explique que les 37 000 Chinois soient administrés par le SOTC et non par le Service de main-d’œuvre étrangère (SMOE), dès lors que, « jaunes », ils sont tenus pour une « race » inférieure, à l’égal des travailleurs coloniaux. L’ampleur du dispositif administratif et bureaucratique destiné à empêcher des mariages par ailleurs en tout point légaux ne peut qu’impressionner le lecteur d’aujourd’hui ; elle témoigne d’un contrôle de la sexualité sensiblement plus ample que le contrôle politique… Du moins est-il d’un grand intérêt de constater avec l’auteur que l’opposition aux mariages mixtes n’apparait pas comme une exigence des populations françaises mais comme une nécessité imposée par les élites politiques, intellectuelles, « scientifiques » métropolitaines et surtout coloniales, attestant d’une racialisation de la société française qui s’opère par le haut.
La correspondance, dont les contenus doivent aux dispositifs de contrôle d’être parvenus jusqu’à nous, révèle toutefois que le travailleur colonial doit à cette transplantation hors des cadres dans lesquels il était cantonné de « perdre son innocence » présumée. Les formes d’insubordination et de « résistance douce » s’expriment par un « texte caché » (James Scott) témoignant de rejets propres à devenir actions : faibles rendements, échanges de papiers d’identité, favorisant de nombreuses désertions, souvent aux fins de trouver du travail dans le cadre de « l’immigration libre », grèves…
Ces dispositifs et les processus d’acculturation qui s’opèrent malgré les obstacles destinés à les borner strictement ont des effets durables, qu’aborde notamment le chapitre final consacré au « retour » de ces hommes devenus des « hommes nouveaux » ; avec des conséquences, y compris politiques, qui valent pour les colonies comme pour la métropole. Les imaginaires, les représentations, qu’exprime l’émergence de la figure du « sidi », se transforment. L’indésirabilité découle désormais de la colonialité.
À l’heure des quatorze points du président Wilson et de l’anticolonialisme affirmé de l’Internationale, les tenants d’un « humanisme colonial », minoritaires, n’obtiennent pas même du gouvernement la suppression du régime de l’indigénat. La surveillance des « coloniaux » perdure et se réorganise : un service de renseignement politique au sein des travailleurs indochinois est mis en place en 1924, suivi l’année suivante d’une section des affaires indigènes nord-africaines. La loi de 1927 sur la nationalité, qui permet aux femmes de garder leur nationalité si elles épousent un étranger, se veut notamment une réponse au « désordre sexuel » des années 1917-1920. Une distinction s’opère entre « l’immigration blanche » et « l’immigration coloniale », indésirable parce que concernant des indigènes tenus par là même pour inassimilables. On en connait les effets durables.
L’ouvrage est passionnant de la première à la dernière page. À l’heure où un Premier ministre peut évoquer sans ambages une « submersion migratoire », sa lecture éclairante, dramatiquement nécessaire, éclaire le rôle de l’État dans l’élaboration des constructions racialistes jusqu’à aujourd’hui.