Un autre Casanova

Certains auteurs sont connus pour leur vie – voire pour leur mort – plus que pour leur œuvre. Il en va ainsi de Thomas Chatterton (1752-1770) dont le mythe a été entretenu, en Angleterre, par nombre de littérateurs, mais aussi, au-delà des frontières de son pays natal, en français, en particulier, par Alfred de Vigny. André Chénier (1762-1794), héros d’une pièce de théâtre à succès (désormais oubliée) et d’un opéra d’Umberto Giordano et Luigi Illica (1896) qui est encore joué de nos jours, sera toujours le poète guillotiné, même pour ceux qui ne pourraient pas citer un seul de ses vers. Giacomo Casanova (1725-1798), dont le nom donne lieu à antonomase, est également un personnage de films et de romans, célèbre y compris parmi ceux qui ne l’ont pas lu.

Giacomo Casanova | D’une plume indocile. Essais de philosophie, de morale et de littérature. Édition établie par Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 222 p., 33 €

À la différence de Chatterton ou de Chénier, Casanova a contribué activement à sa propre légende en laissant à sa mort un chef-d’œuvre inachevé, son Histoire de ma vie. Après une série de rebondissements rocambolesques, le manuscrit autographe en a été acquis par la Bibliothèque nationale. Il a été montré au public à l’occasion d’une exposition mémorable sur le site François-Mitterrand (Casanova : la passion de la liberté, 2011-2012). Il a aussi permis l’élaboration de deux éditions (dont le texte été établi par des spécialistes) qui ont vu le jour en 2013. L’une, due à Marie-Françoise Luna et Gérard Lahouati, est sortie chez Gallimard, dans la Pléiade. L’autre, dont Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne ont été les maîtres d’œuvre, a paru chez Robert Laffont, dans la collection « Bouquins ». La même série accueille un nouveau volume sous la direction de ces derniers à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Casanova (il a vu le jour à Venise le 2 avril 1725). 

D’une plume indocile. Essais de philosophie, de morale et de littérature rassemble une série disparate de textes dont certains, écrits à l’origine en italien, n’avaient jamais paru en traduction voire étaient restés inédits. Le titre s’inspire d’une citation de Casanova lui-même : « J’ai écrit, tyrannisé par une plume indocile et âpre, tout ce qu’elle voulait. » La structure de l’ensemble tente des regroupements selon trois axes qui mettent en évidence la diversité d’inspiration d’une figure protéiforme : « Casanova et l’histoire », « Casanova philosophe et moraliste », « Facettes d’un homme de lettres : polémiques, théâtre, critique ». Le choix du regroupement thématique casse la chronologie d’ensemble mais se fonde sans doute sur l’idée qu’il s’agit d’un volume dans lequel le lecteur piochera au gré de ses intérêts. De larges extraits de la Réfutation de l’Histoire du gouvernement de Venise d’Amelot de La Houssaye (1769) côtoient le fameux Coup d’œil sur Belœil, dont le texte est revu à partir des manuscrits, ainsi que des ouvrages plus rarement lus comme Lana Caprina (1774) et Ni amours, ni femmes ou l’étable nettoyée (1782) ou encore la dernière œuvre publiée du vivant de l’auteur, sa Lettre à Léonard Snetlage (1797). 

Casanova, Giacomo, D’une plume indocile. Essais de philosophie, de morale et de littérature,
« Giacomo Casanova », Francesco Narici (1760) © CC0/WikiCommons

Comme le suggère le titre de certaines de ses œuvres, Casanova, à l’instar de nombreux écrivains de son temps, est souvent dans une posture de réponse ou de mise à l’épreuve de ses idées à partir d’un engagement réel ou imaginaire avec les propos d’un tiers. D’intéressants échanges qu’il imagine sont transcrits grâce aux manuscrits conservés. Certains font songer à la tradition du dialogue philosophique et aux catéchismes du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire. Qu’on en juge par la « Question faite à la raison par Jacques Casanova » qui s’ouvre sur les mots : « Dites-moi, Madame, si un corps fini est infini », ou encore par « Philosophe-Candidat » dont le « Dialogue premier » (bien tourné) démarre ainsi :

Cand. : Qu’est-ce qu’un philosophe ?

Phil. : L’homme digne d’amour et d’estime.

Cand. : S’il n’est pas aimable, et estimable, il n’est donc pas philosophe ?

Phil. : Non certainement, car il sera persécuté, et méprisé, et ce sera par sa faute.

Cand. : Par sa faute ? Tout homme donc peut, s’il le veut, être philosophe ?

Phil. : Vous l’avez dit. 

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Homme de paradoxes, souvent engagé dans des polémiques avec ses contemporains, Casanova présente la philosophie comme à la portée de tous et en fait la garantie d’une vie heureuse. Ses dialogues témoignent à la fois d’habitudes sociales dont la joute oratoire ou, tout simplement, la conversation et de tentatives personnelles pour aboutir à une réflexion ordonnée sur des interrogations métaphysiques. Les secousses historiques de la fin du siècle détruisent l’univers dont est issu l’écrivain. Les dernières années de sa vie le voient occupé, non seulement à revenir sur son expérience, mais aussi à tenter de faire sens, par la littérature, des événements présents. Parmi les textes qu’il avait gardés dans son portefeuille, le Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française par la révolution de 1789 entend analyser ce qui est advenu pour mettre le doigt sur le « Concours de causes de la révolution de France ». Casanova revient sur la question après la mort de Philippe Égalité (novembre 1793) et dans des textes fictionnels comme le Dialogue entre le philanthrope Robespierre et un galérien misanthrope Bonne-Voille.

Un autre écrit rédigé au moment où le mémorialiste est déjà engagé dans la composition de son Histoire de ma vie s’intitule Le Polémoscope ou La Calomnie démasquée par la présence d’esprit (1791). Cette comédie de société en trois actes a été imaginée par Casanova à la requête de Marie-Christine, princesse Clary (fille du prince de Ligne, le propriétaire du domaine de Belœil), la dédicataire de son Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie. La pièce de théâtre a été composée en vue d’une représentation au château de Töplitz, et est éditée ici d’après les manuscrits. Casanova y retravaille une anecdote incluse dans ses Mémoires. Cette circulation de matériaux est fascinante, même si la petite comédie, qui s’inscrit génériquement dans une pratique encore vivace en cette fin de siècle, celle du théâtre amateur, n’est sans doute pas la plus impérissable des œuvres du Vénitien. 

L’ensemble de textes présenté ici n’offre certes pas les mêmes bonheurs de lecture que les meilleurs passages de l’Histoire de ma vie. Ils aident néanmoins à mieux comprendre le parcours et les engagements intellectuels de celui qui ne fut pas qu’un séducteur. Ils permettent de le réinsérer dans des traditions de pensée et d’approche ou d’entrevoir ses liens avec les gens de lettres de son temps. Par leur diversité thématique et formelle, les morceaux qui composent ce volume ouvrent des horizons stimulants. Il faut rendre grâces à toute l’équipe éditoriale, y compris les traducteurs, dont le rôle est essentiel ici, d’avoir mis à la disposition du public ce vaste éventail d’écrits.