Dans Un jeu sans fin, son nouveau roman, Richard Powers noue avec une impressionnante virtuosité les histoires de l’explosion numérique, de la Polynésie et de l’exploration sous-marine autour de l’idée de jeu comme marque de la vie et possibilité de sa perpétuation. Le récit de voyage d’Olivier Rolin, Vers les îles Éparses, est en apparence à l’opposé du roman-monde de Powers. Cependant, l’un et l’autre se retrouvent dans une célébration de l’inventivité de la nature, gage, pour l’auteur et le lecteur, du plaisir de la découverte.
Ces derniers mois, un nombre étonnant de livres ont paru qui, d’une manière ou d’une autre, font des espaces côtiers et sous-marins leur sujet. Citons pêle-mêle L’invention de la mer de Laure Limongi, La montagne dans la mer de Ray Nayler, Ascension de Martin MacInnes, Poisson poison de Ned Beauman, Après ça d’Eliot Ruffel, La mer est un mur de Marin Postel, et même Apnée de Yann Moix… Après la forêt, on peut y voir une manière d’interroger notre relation à notre environnement. Et une dernière frontière, ces territoires peu connus, relativement vierges de récits, questionnant la narration elle-même pour qu’elle dise à la fois l’étrangeté et la proximité.
Comme une valse à quatre temps, Un jeu sans fin enlace les vies de Rafi Young, Todd Keane, Evie Beaulieu et Ina Aroita entre 1947 et 2027. Comme un chant en canon, il raconte une évolution industrielle, celle qui va des ingénieurs, de L’Air liquide et des mines jusqu’à la tech des programmeurs et au triomphe annoncé de l’Intelligence Artificielle. En parallèle, Rafi et Todd rejouent l’histoire des jeux, des échecs aux expériences vidéoludiques, en passant par Diplomatie et les jeux de rôle, et surtout par le go, « petite allégorie de la création cosmique en devenir », tant les coups y sont imprévisibles. Le go, resté l’étalon de la supériorité de l’esprit humain sur la machine, jusqu’à ce que le programme AlphaGo batte les meilleurs joueurs en 2016. En parallèle encore, profitant de l’invention du scaphandre autonome, la Canadienne Evie Beaulieu plonge dans toutes les mers du globe, racontant la découverte des fonds océaniques de Cousteau aux rêves de cités sous-marines, s’émerveillant avec le lecteur de la profusion de la vie aquatique, puis constatant son déclin.
Ces récits longs alternent avec le dilemme précis posé à l’île polynésienne de Makatea en 2027 : accepter l’implantation d’une usine de stations flottantes, qui ferait revivre l’économie locale, mais qui ravive la crainte d’une nouvelle colonisation, comme celle qui a accompagné la mine de phosphate jusqu’aux années 1960. Extraction qui a laissé l’île exsangue, ouverte en deux par les ravins d’exploitation.

Au lycée Saint Ignatius de Chicago, Rafi Young, jeune Noir pauvre du South Side, rencontre Todd Keane, gosse de riches blanc de la banlieue Nord. Brillants tous deux, ils deviennent quasi instantanément meilleurs amis. Rafi est sans doute le plus intelligent, mais il plie sous la culpabilité familiale et la volonté de revanche de son père. La phobie de tout paternalisme, la quête de l’excellence le poussent au secret, au retrait. Seules la poésie et la philosophie, dans la poussière de bibliothèques labyrinthiques, le rendent heureux. Inlassablement, aux échecs et au go, il se mesure à Todd, incarnation de la réussite blanche. Richard Powers développe très finement cette amitié fraternelle feuilletée de rivalité. Fondue avec subtilité dans ses impensés, ses fatalités sociales et raciales, elle représente une des meilleures parts d’Un jeu sans fin.
Todd suit la voie tracée à un garçon blanc dont le père fut un as de la bourse à la personnalité encombrante, self-made man finalement ruiné, autorisant ainsi son fils à le devenir à son tour. Comme Rafi se jette dans les livres, Todd plonge dans les entrailles des machines ; très vite, dans les ordinateurs naissants. À travers lui, sur le campus d’Urbana, dans le bonheur compulsif du travail, on assiste à la success story de la tech. Aux côtés de « ces gens [qui] créèrent plus tard Netscape, JavaScript, Oracle et Youtube », Todd imagine un site entre réseau social, jeu et encyclopédie : Playground (titre du livre en anglais). Il ne sait trop quoi en faire jusqu’à ce que Rafi lui rappelle que les gens jouent pour la mise, le risque, la possibilité du gain. De quoi rendre Todd richissime et poser les bases de rancœurs à venir.
L’existence d’Evie Beaulieu est une troisième façon obsessionnelle et intense de vivre. L’énergie jaillit de ces pages, Evie se nourrissant de celle qu’elle observe dans l’immense récif artificiel des vaisseaux coulés pendant la bataille de Truk, aux stations de nettoyage où les poissons, y compris les prédateurs, viennent se faire enlever leurs parasites par les labres ou crevettes qui s’en nourrissent, où jouent les raies mantas, intelligentes au point de chercher l’aide d’un humain quand un bout de filet les enserre. Cette histoire s’accompagne des difficultés qu’une femme doit vaincre quand elle cherche à s’imposer dans un milieu d’hommes, et des sacrifices nécessaires à une passion professionnelle.
Complexe, Un jeu sans fin vibre de multiples fils, échos, allusions reflétant la richesse de la vie. Ainsi, c’est Rafi et non Todd, le milliardaire de la tech, qui rêve d’immortalité en lisant Philosophie de l’œuvre commune de Nikolaï Fiodorov, précurseur du transhumanisme. Ainsi, le nom du yacht de Todd, Les Fils de l’homme, renvoie au livre des Proverbes, mais aussi au roman de P. D. James et au film d’Alfonso Cuarón qui portent ce titre et évoquent l’extinction de l’humanité. C’est aussi au singulier une expression soit christique, soit apocalyptique. Toutes ces fibres narratives se rejoignent à Makatea, où ses quatre-vingt-deux habitants donnent un bel exemple de démocratie en action face au dilemme proposé par le capitalisme : rester libre et pauvre ou vendre son environnement. On aurait peut-être souhaité qu’Ina et sa sensibilité d’artiste récupératrice bénéficient de plus de place dans le roman, mais la communauté de Makatea compose un florilège d’humanité fervente, de « la Reine », qui connaît mille chansons, au capitaine Wai Temauri veillant sur Evie, plongeuse de quatre-vingt-douze ans.
L’irruption de l’intelligence artificielle dans le récit est plus floue mais sans doute Richard Powers ne fait-il que traduire ici l’opacité de l’avenir en la matière. Même si apparaît l’opinion qu’avec l’IA l’être humain fabrique ce qui va le remplacer. Il reste qu’Un jeu sans fin est un foisonnant roman-monde, grouillant d’idées et de vies, affirmant, malgré tout, une croyance fervente dans l’inventivité et le dynamisme de toute forme d’existence, actuelle ou à venir.
Dans Vers les îles Éparses, Olivier Rolin exprime le même optimisme, malgré tout. Une préface à La Guerre du Péloponnèse de Thucydide pour les éditions de l’École de guerre incapables de le payer vaut à l’auteur une croisière sur un bâtiment militaire dans l’océan Indien. Le Champlain (en une ironie involontaire, le nom d’un éminent colonisateur) doit ravitailler les îles Éparses, îlots sur lesquels la France entretient de modestes garnisons pour éviter que Madagascar ou les Comores s’emparent de leurs vastes eaux territoriales.

Voilà donc Olivier Rolin embarqué sur un bateau de guerre qui n’en est pas vraiment un, sa fonction réelle étant de transporter des marchandises, son armement réduit à quelques fusils d’assaut. Les journées à bord sont pleines d’exercices, « vie représentée », « imaginaire […] rythmée par des situations fictives ». Les postes ravitaillés se réduisent à une quinzaine de bidasses (ironie involontaire toujours, sur ces atolls on a envoyé des chasseurs alpins). Ils y éclusent des bières et combattent les rats en veillant sur leurs quelques kilomètres carrés (échos inattendus, Europa est un atoll surélevé comme Makatea et a une superficie comparable ; à Juan de Nova, on exploita aussi le phosphate et les ouvriers).
S’ensuit un voyage paradoxal, qui s’annonce comme une parodie de ceux ayant donné lieu à relations aux siècles passés, mais qui débouche sur un vrai récit, dans lequel la sensibilité de l’écrivain se confronte à ce qu’il découvre. Ici, l’altérité sera en grande partie celle de l’âge : l’équipage, jeune et sympathique, n’est pas habitué à côtoyer un écrivain septuagénaire, « une vieille chose ». Comme Marco Polo à la cour de Chine, celui-ci doit trouver sa place. Avec humour, étonnement et une pointe d’agacement, Olivier Rolin finit par le faire, aidé par sa sensation d’« accord avec cette façon de vivre en commun », admirant la conviction de l’équipage d’être utile ; quitte à se faire une raison de son étrangeté de « tortue habillée ».
L’auteur exprime son éblouissement devant la profusion de la vie marine, « énorme et grouillante », communiquant son enthousiasme dans un livre écrit à distance juste, car « il faut désigner exactement les gestes, les choses ». Cet enthousiasme se ressent avec acuité lorsque le voyageur met le pied sur ces atolls oubliés du tourisme et du commerce mondial. Le texte étant accompagné de dessins d’Olivier Rolin, on voit leurs cartes comme autant d’îles aux trésors, ceux-ci prenant la forme de requins à pointes noires (aussi rencontrés dans Un jeu sans fin), crabes « vert amande aigretté d’orange », araignées néphiles ou sternes fuligineuses. Par le souci de son auteur du mot exact, Vers les îles Éparses est un vrai livre d’écrivain, en particulier dans la description des couleurs. Le sillage du Champlain au crépuscule devient une « peau de panthère verdâtre sous un ciel gris-rose » et le séjour sur Juan de Nova se conclut sur la difficulté à dire le bleu de l’eau en bord de plage : « une moire de bleus, appelons ça ainsi, très mal, aussi doucement chatoyante qu’une soie, allant du presque blanc au presque noir, avec des marbrures, des nuages fonçant ce ciel liquide plus beau que cet autre au-dessus de nous ». Ce bleu rayonnant plonge le voyageur dans une « stupeur heureuse », que les « Bleuités, délires » du Bateau ivre expriment le moins imparfaitement. L’écrivain, reprenant ses carnets pour entamer le livre, essaie de se souvenir de ce « bleu sorcier ».
À son meilleur, la littérature crée, entre autres, de la beauté, de la joie, d’où nait l’espoir. En dépit de la fuite des jours et de la tendance de l’humanité à nourrir sa propre perte, Olivier Rolin et Richard Powers y arrivent superbement, exprimant « le mécanisme inlassable, l’insondable dessein de la Vie [qui] n’aura jamais de fin », le jeu avec le temps pour bondir, encore une fois, vers le nouveau.