Les archives ne sont jamais des trésors, ce sont leurs inventeurs, certain·e·s de celles et ceux qui les dépouillent, qui en font des pépites. Emmanuel Blanchard le prouve à partir du reliquat des documents reçus et produits par le Service des affaires indigènes nord-africaines (SAINA), archives découvertes par hasard dans le grenier d’une école primaire parisienne en 2008, anciens locaux de ce service oublié. L’historien analyse en orfèvre les lettres, majoritairement de plaintes et de contentieux, adressées de France et de Kabylie par les Kabyles à cette administration, révélant une histoire coloniale inédite au plus près du quotidien des principaux intéressés entre 1919 et 1940.
C’est dans dix cartons que se plonge en 2010 Emmanuel Blanchard, sans imaginer qu’il va consacrer à ces archives du SAINA plus de douze ans de sa vie, et surtout qu’elles vont le mener au plus près de la vie des colonisés algériens de ces années 1930 où, un siècle après la conquête de 1830, l’administration algérienne est en crise – 500 000 Algériens viennent s’installer plus ou moins provisoirement en France hexagonale. Il fait le choix de construire son étude à partir des lettres adressées en français à ce singulier bureau parisien par des individus qui n’existent pas comme Algériens mais comme des « sujets musulmans » au statut administratif trouble.
En les transcrivant dans leur intégralité et en se livrant à une analyse détaillée (« micro-storia connectée ») de chacune de ces missives, l’historien décide de mettre ces écrits de colonisés au centre de son travail. Il prête ainsi une attention à la langue, aux formules – à la manière d’Arlette Farge et de Michel Foucault s’agissant des lettres de cachet –, et surtout à l’arrière-champ de ces adresses : il en fait un décryptage, en restitue le circuit, et construit cette source comme un véritable objet d’histoire. Il ne s’arrête pas là, mais ces analyses constituent déjà un remarquable livre dans le volume, tant Blanchard parvient, à travers la lecture de ces pages manuscrites, à donner à voir la vie en Algérie dans l’entre-deux-guerres. « Considérant que la plus part peuvent être considérés comme privés deaux. Que dans certains les malheureuses femmes passent une grande partie de leurs journées et souvent une partie de la nuit pour aller remplir leurs cruches aux minces filets d’eau des fontaines […] émet le vœu tendant à la construction d’extrême urgence de plusieurs fontaines pour les villages sus indiqués [sic] » (octobre 1937).
L’historien éclaire ensuite notre regard sur une réalité coloniale plus large qui compose au total un large panorama des conflits, différends et problèmes qui traversent les douars et s’affranchissent des caïds, les agents coloniaux locaux désignés (les propriétés, les filiations…). L’originalité de l’étude est de partir des lettres adressées aux autorités pour peindre ce qu’est la vie notamment des Kabyles dont certains, pour échapper à l’indigénat, s’expatrient en France : l’historien parle d’« émigration subversive ».

Des colonisés ingouvernables est, il faut y insister, un ouvrage d’une exceptionnelle richesse qui fait déjà date. C’est une contribution importante à l’histoire coloniale de l’Algérie, de l’immigration en France, mais aussi plus largement une étude des situations coloniales en ce premier XXe siècle et de ce que Foucault nomma la « gouvernementalité ». Ses variations d’échelle, enrichies par des encadrés qui éclairent ici une pratique (le serment sur le Coran), là une mise au point sur les données de l’immigration d’Afrique du Nord, ou plus loin sur les femmes et leur agentivité), nous offrent l’une des premières grandes études de l’administration coloniale « par écrit » des colonisés. Aussi est-ce un livre-enquête âpre, parfois très dense, tendu, que nous propose Emmanuel Blanchard, un livre habité par la présence de tous ces individus qui écrivent (ou en délèguent la rédaction à des écrivains publics) des lettres aux autorités pour faire valoir des droits qui ne sont écrits dans aucun code.
Le grand intérêt de ces archives du SAINA réside moins dans les réponses envoyées par le pouvoir colonial, qui est le plus souvent débordé ou incapable de répondre aux demandes, que dans la nature de ces requêtes, qu’elles soient individuelles ou collectives, dans la matière qu’elles charrient et dont la nature évolue aussi au fil des années. Avec elles, grâce à l’historien, nous voilà de plain-pied dans ce moment colonial, à l’aube de sa disparition. Car, au fur et à mesure de la période, il montre comment les Algériens jouent avec ce Bureau en voulant être administrés et non plus commandés ; ils multiplient pour cela les requêtes d’accès à des droits qui sont à leurs yeux les leurs : droits à l’éducation, aux équipements sanitaires et postaux ; ces lettres manifestent ce que le chercheur appelle « un art de la présence », reprenant l’expression du sociologue de l’action collective Asef Bayat ; « écrire à l’administration, quels que soient le motif et les formes, est un moyen de ne pas être oublié », conclut l’historien.
Signalons la parution d’un formidable volume sur l’histoire du Groupe d’information sur les travailleurs immigrés (Gisti), association qui a fêté ses cinquante ans en 2024, dont Emmanuel Blanchard est un membre actif – et l’un des principaux artisans de ce regard rétrospectif. L’ouvrage se donne comme une histoire vue par les militants de cette association qui, au lendemain de 1968, préféra, plutôt que d’attaquer frontalement « la justice bourgeoise », investir le droit et faire respecter le droit des « travailleurs immigrés » pour aujourd’hui être l’un des contre-pouvoirs experts en matière de défense du droit des étrangers, notamment par ses fameux « arrêtés Gisti » qui font jurisprudence. On y suit des luttes collectives mais aussi la vie au quotidien d’une association qui a pris une position centrale par son expertise en croisant plusieurs dizaines de ministres de l’Intérieur qui tous ou presque cherchèrent à durcir la loi. Cet itinéraire militant dévoile aussi un ensemble de figures qui sont toutes habitées par un même souci : mobiliser une expertise juridique pour venir en aide à celles et ceux qu’on en veut priver.
Au sein de cette communauté associant militants de la protestante Cimade, du catholique CCFD, de l’historique LDH, avocats plus « gauchistes », juristes et professeurs de droit administratif, on retrouve Danièle Lochak, ancienne présidente du Gisti, défenseuse acharnée du droit à la libre circulation qui a eu la bonne idée de remettre à jour son livre sur les droits humains dont la première édition datait de 2009. Ces trois livres sont des instruments indispensables à qui veut comprendre et agir en ce monde au moment où, en Europe et aux États-Unis, l’étranger est de plus en plus réduit à « un homme nu », pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben.