Poursuivant un passionnant voyage romanesque au plus près des grands peintres, Patrick Grainville, après son Trio des ardents consacré à Rawsthorne, Giacometti et Bacon, propose d’« entrer dans le tourbillon de la création » d’un tableau très célèbre, Le Radeau de la Méduse.
Ce grand tableau que l’on connaît, ou plutôt que l’on croit connaître, sans plus vraiment y prêter attention, fait face au Louvre à La liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix, ou plutôt il lui tourne le dos puisque toute la scène a son point de fuite, en l’occurrence un point d’espoir, en arrière, vers les voiles de l’Argus qui est venu, au bout de treize jours, rechercher trois barriques remplies d’or et d’argent qui avaient été abandonnées sur l’épave et ne s’attendait pas à retrouver une poignée de survivants (quinze exactement) parmi les cent quarante-sept personnes qui se trouvaient sur le radeau au moment du naufrage. La scène, historique, a eu lieu le 17 juillet 1816, un an après le « Vol de l’Aigle », autrement dit les Cent-Jours.
L’année suivante, deux survivants, un géographe et un chirurgien de la marine, Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Henri Savigny, publient leur récit du naufrage de la Méduse. Le bateau se rendait au Sénégal, tout juste repris aux Anglais. Le capitaine de la frégate, Hugues Duroy de Chaumareys, qui sera jugé et condamné par la cour martiale, avait remplacé en 1815, à la faveur de la Restauration, et après un exil de vingt-cinq ans (passés à terre), le capitaine bonapartiste François Ponée. Sur la proue du radeau, Géricault représente le dos d’un modèle haïtien très célèbre à l’époque, Joseph : « Le descendant d’esclaves est la plus splendide figure de proue de la peinture. Les ultras, Chaumareys, le capitaine, et son incurie, son arrogance, et tous les suppôts du pouvoir, défiés, nargués, ravalés bas par le héros transcendant. Ce prophète est une déclaration de liberté. C’est un choix politique et pictural. Ce corps glorieux annonce la délivrance. »
Ce fait divers illustre de la façon la plus horrifique possible l’incurie royaliste. Mais la République n’est pas d’actualité, c’est la Charte, « qui n’est pas la constitution » comme le souligne malicieusement Patrick Grainville. Il faudra encore deux révolutions, en 1830 et en 1848. La France de Géricault est aux mains des royalistes, le jeune Hugo est encore légitimiste. C’est « l’époque où valsent les régimes impériaux, royaux, républicains, au gré d’allers et retours entre l’île d’Elbe et Paris, mais aussi la Suisse et Paris, puisque cette aventure, l’exil, devient un élément incontournable de l’histoire de France ».

Géricault, qui « est un romantique de la première génération, car il n’aime pas encore tout à fait la République », se prend de passion pour ce fait divers, qui n’est pas une bataille, qui n’est pas l’assassinat d’un prince, qui ne présente pas les qualités d’un événement historique classique : comme si le destin avait jeté en pâture un papier froissé que le public devait déplier, analyser, juger avant de le déposer, d’une façon démocratique mais chaotique, dans les annales de nos mémoires. Sous l’influence d’Horace Vernet dont Baudelaire dit qu’il est un « militaire qui fait de la peinture » ou du baron Antoine-Jean Gros, dont Géricault admire le Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, mais aussi de David, qu’il admire, et dont il va voir au Louvre avec Delacroix le Léonidas aux Thermopyles et Les Sabines, sans parler (mais Patrick Grainville s’en charge) de toute la peinture romaine qu’il est allé voir, celle de Caravage, celle de Michel-Ange, notre jeune peintre achète une toile en février 1818 et entre dans la préparation du tableau comme en religion : « l’ascèse va commencer, une métamorphose exigeante, radicale ».
Les témoins du drame viennent à l’atelier lui raconter le naufrage, le charpentier Touche-Lavilette, qui avait participé à la construction du radeau, vient « lui apporter une maquette représentant le radeau peuplé de figures de cire ». Géricault réclame des cadavres aux morgues des hôpitaux Bicêtre et Beaujon (voir les magnifiques études anatomiques qu’il a réalisées de pieds et de mains ainsi que différentes têtes d’hommes guillotinés). Il ramène du Havre quelques « visions de vague » qui donneront à la scène du radeau un aspect normand qui ne correspond pas tout à fait à la réalité du banc d’Arguin, au large de l’actuelle Mauritanie. Les portraits de Géricault confirment un avant : « petit marquis pomponné, un coquelet dressé, chichiteux » et un après : « il a l’air d’un marin sourcilleux embarqué sur le radeau ».
N’oublions pas que le style néoclassique dans lequel baignaient Géricault et même son jeune ami Delacroix (qui pose nu, sur le ventre, en bas à droite du radeau), au-delà du pompier ou du kitsch qui servira de repoussoir au romantisme et au réalisme et bien sûr aux impressionnistes qui viendront plus tard, est né du besoin qu’a eu la Révolution de se trouver un habit de gloire, de se parer d’une noblesse romaine que l’on ne puisse pas confondre avec celle des temps médiévaux. On voit bien dans le célèbre Radeau que les corps nus sont vigoureux comme s’ils posaient pour Michel-Ange, et que ça ne correspond pas à la réalité de ce naufrage et des épisodes de cannibalisme qu’il a entraînés, et que l’ensemble de la scène a quelque chose d’un cheval, comme celui, superbe, tordu, de l’Officier de chasseurs à cheval chargeant. On peut aussi se dire, comme le fait Patrick Grainville : « souvent les étapes présentent des moments plus riches, plus audacieux que la version iconique ». Reste la confusion des hommes à la mer, la leçon de Caravage, « cette sublime porcherie du réel » et cette « vague de corps élancés, remontée par le courant qui verticalise les protagonistes en une échelle d’espérance ».

Dans ce tableau, comme à cette époque, « l’épique le dispute au grotesque. Les libéraux deviendront des bourgeois mercantiles. La fortune de l’oncle Caruel de Géricault est liée au commerce triangulaire, comme celle de Chateaubriand découle du colonialisme et de l’esclavagisme. C’est une période où il n’y a pas d’innocents. Comme sur le radeau ». Il faut imaginer, nous dit Patrick Grainville, comment à cet « âge romantique des grands bouleversements, des révolutions, des épopées, les carcans se desserrent… Cette possibilité de liberté achevait d’exaspérer les désirs ». Le peintre entre dans la tourmente hallucinée, lucide de la préparation du tableau et multiplie les « approches innombrables et les changements de point de vue ». Parfois, il dessine la révolte et « c’est un morceau grouillant, brueghélien ». « Il sait que la mutinerie ne sera pas le thème définitif, mais il lui faut passer par toutes les transitions. » Ce que le roman saisit, au pas de course, comme si l’écrivain était lui-même devenu cheval, c’est comment de ce plan d’immanence, de ce courant chaotique, émerge l’être de Géricault ou plutôt son désir, qui pour Patrick Grainville est l’essentiel. Le désir de peindre, le désir de vivre, d’aimer, ne se développe pas sans mélancolie. Cette désespérance, Patrick Grainville sait s’en emparer sans ralentir sa course, comme un chevalier qui s’empare de sa proie au galop, sans descendre de sa monture.
Après la conception du radeau, Géricault réalisera une dizaine d’études commandées par Étienne-Jean Georget, psychiatre à la Salpêtrière, des portraits de monomaniaques où il « ne cède à nul exhibitionnisme emblématique ». Et n’oublions pas le Derby d’Epsom, réalisé en Angleterre où Géricault se réfugie avec son Radeau (qui y obtiendra bien plus de succès qu’à Paris) : en un écartèlement halluciné, le cheval y devient machine de désir. La vitesse des chevaux y désigne la nouvelle transe d’une réalité augmentée : « Il faudra peut-être attendre jusqu’aux impressionnistes pour nettoyer ces vestiges gréco-romains et mythologiques. Quoique dans l’illustre Derby d’Epsom, aucune récurrence, nulle réminiscence des modèles transcendants ; Géricault libre et surnaturel. » Depuis cette course de chevaux nouvellement ordonnée par les Anglais qui viennent d’en fixer les conventions, il faut retourner en arrière, d’un cheval à l’autre, comme le fait Patrick Grainville, qui regarde avec Géricault le cheval se retournant sur saint Paul chez Caravage, « presque un cheval de laboureur. Mais quel regard doux et noir il tourne vers le saint terrassé. C’est le secret. Un point d’orgue profond du tableau ». Retourner aussi de la vitesse moderne, contrôlée, concentrée du derby au chaos des courses de chevaux dits barberi sur le corso de Rome, pendant le carnaval. Pour mieux voir l’énergie baroque, sa pureté, sa sauvagerie, telle qu’elle était avant de filer droit sous le fantasme moderne de la maîtrise de l’énergie. Cette course de chevaux libres avait détrôné les courses de Juifs, ânes, jeunes gens, enfants, buffles et sexagénaires auxquelles Montaigne a assisté en son temps et dont Géricault a réalisé plusieurs versions.
Patrick Grainville a compris que le cheval nous révèle tout, chez Géricault (« qui était lui-même un magnifique cavalier, souple et ferme »), même en son absence. Il ne fait pas que se cabrer, ou fuir, ou courir, ce qui revient au même, il nous regarde, parfois, comme dans la magnifique Tête de cheval blanc. Et comme le cheval se retourne sur saint Paul à terre, ce cheval là donnait à un certain Georges-Hippolyte Géricault, fils naturel du peintre, lorsqu’il se tenait devant le tableau, au Louvre, la sensation d’être regardé par son père.