Outre un premier bilan de l’œuvre du grand historien-philosophe polonais Bronislaw Baczko (1924-2016), cet ouvrage collectif propose un portrait intellectuel et humain d’un de ceux qui ont le plus fortement contribué à faire de la compréhension du XVIIIe siècle un enjeu capital pour prendre la mesure des avancées et des impasses de la modernité.
Pour célébrer le centenaire de la naissance de Baczko, des étudiants, des amis et collègues, ont eu l’idée, sous la houlette de Michel Porret et François Rosset, deux compères déjà à l’origine d’un volume d’hommages offert à l’historien en 1995 (Le jardin de l’esprit, Droz) et ses collaborateurs dans l’édition du Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières (Georg, 2016), de recourir à la formule de l’abécédaire, sans doute inspirés par l’exemple, fameux, de l’Abécédaire Deleuze, devenu un modèle pour bien d’autres réalisations, à cette nuance près que Baczko n’a pas choisi lui-même la liste des entrées.
Outre les justifications en creux du choix de cette forme que nous donne François Rosset dans l’article « Ordonnancement », dont les rapports de Baczko avec la forme dictionnaire ‒ elle représente pour lui la « proposition d’une possibilité d’ordre dans un corps de données dont l’unité n’est pas intrinsèque » ‒ sont un des arguments, gageons que cette liste d’entrées, malgré l’absence de l’imprimatur du maître, dessine parfaitement un portrait intellectuel et humain du philosophe-historien, « cet expert perplexe dans la constitution d’ordres créateurs de lisibilité », selon l’excellente formule de François Rosset : des lieux, capitaux dans l’histoire personnelle de Baczko, à commencer par les villes de Varsovie et de Genève ; des notions, celles de sa recherche, l’utopie, le voyage, l’imaginaire ; des époques, son terrain, le XVIIIe siècle et les Lumières, la révolution française ; des personnages et des auteurs, Job, Napoléon, Condorcet, Rousseau et Voltaire ; sans oublier un audacieux parallèle avec le Jedi philosophe, maître Yoda. Les chiens eux-mêmes du Polonais ne manquent pas à l’appel.

Tout commence à l’université de Varsovie dans les années 1950-1960 avec ce que l’on va nommer plus tard, « l’école varsovienne d’histoire des idées », fondatrice, selon l’expression de Szymon Wróbel, enseignant dans cette université et auteur de Philosophe et territoire. Politique des idées dans la pensée (non traduit), précisément consacré à cette « école », « de nouvelles Lumières polonaises ». Elle est composée de personnalités ayant quittées la Pologne à la fin des années 1960,
Krzysztof Pomian de 10 ans leur cadet les rejoindra plus tard, pour venir en Europe occidentale, dont les plus connus en France sont le philosophe Leszek Kolakowski, Bronislaw Baczko et Pomian lui-même qui suivit les cours et séminaires de ce dernier, ressuscitant une sorte de « société démocratique polonaise », de ce groupe d’émigrés dans les principales villes d’Europe après 1830 et sur lequel Baczko avait écrit sa toute première étude.
Il s’agit pour les maîtres d’œuvre de l’ouvrage et leurs auteurs de faire entrer le travail de Baczko dans son « historicité », selon la formule de Krzysztof Pomian explicitant la méthode selon laquelle le Genevois d’adoption a lu ses auteurs de prédilection : « l’historicité d’une œuvre consiste [en] en ce qu’elle est inséparable de toutes les lectures auxquelles elle a donné lieu et de tous les effets historiques qu’elle a produits. Car c’est tout cela qui a constitué les significations qu’elle véhicule et dont l’ensemble reste toujours ouvert, susceptible d’accueillir de nouveaux éléments » (Revue européenne des sciences sociales, n° 85, 1989). Une extraordinaire réponse de l’historien-philosophe à une remarque d’un de ses interlocuteurs, lors d’un entretien donné à la revue Esprit (août-septembre 2003), lui faisant observer que souvent les titres de ses livres font état de couples de concepts opposés, nous en dit long sur sa « méthode » : « il ne s’agissait pas de l’opposition de deux concepts, mais de la dimension historique des concepts opposés ainsi que de la dimension historique de l’opposition elle-même qui les met en relation, c’est-à-dire, de leurs dimensions sociales, culturelles, existentielles ».
On se rend mieux compte, peut-être, presque dix ans après la mort de Baczko du caractère névralgique de la position qu’il occupe. Et pas seulement lui, mais l’ensemble des penseurs venus de l’Est. En général, ils se sont efforcés, davantage que de prendre des distances avec le marxisme, de le repenser entièrement à la lumière de leur expérience, et le mot n’est pas à prendre légèrement (« notre expérience fondamentale est celle de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire d’une rupture, au sens à la fois historique et existentiel du terme : parents anéantis, études interrompues, maisons détruites. Nous sommes une génération qui a affronté le vide », entretien donné à la revue Esprit, 2003), pour rendre compte, non seulement du renversement totalitaire d’une idéologie (la pensée de Marx étant sauve) prétendument émancipatrice, mais aussi de la généalogie de la constitution conflictuelle, contradictoire, non linéaire, de la modernité. Constituant une sorte d’école de Francfort parallèle (on n’ose écrire une contre-école), ils ont tenté de construire un discours critique sur des fondements plus historiens que sociologiques, plus centré sur les individus ou sur des groupes restreints que sur les masses, davantage focalisé sur les créations des « imaginaires sociaux » que sur la communication de masse et les techniques de manipulation, sans ignorer pour autant les multiples entreprises d’instrumentalisation des imaginaires. Il serait sans doute « réducteur », dans le cas de « l’histoire symbolique » (Pomian) façon Baczko, comme l’écrit Françoise Brunel, « d’enfermer [son auteur] dans une « galaxie Furet » », c’est-à-dire dans l’attitude résignée d’un réalisme libéral qui ne veut plus voir que « le monde tel qu’il est ».
Autant dire qu’en quittant la Pologne, ils n’ont pas voulu s’abimer dans la célébration de l’émancipation générale atteinte par les grâces du libéralisme post-totalitaire. Ils ont voulu, et Baczko en témoigne hautement, tenir sur le fil du funambule, comme le Klemperer de LTI, entre la promesse, aux résonances utopiques, jamais abandonnée ou délaissée, et la « fatalité du mal ». Comme le dit bien Franck Salaün, à propos du manuscrit inédit de Baczko sur le thème de la perfectibilité, dont on espère l’édition prochaine, l’horizon du Polonais aura été, sans annuler les espérances de la perfectibilité (notion à l’histoire longue qui se substitue à celle de progrès), en insistant fortement sur les liens infrangibles entre éducation et démocratie, celui de « l’inachèvement de l’homme », retrouvant ainsi peut-être un des plus durables enseignements de la sagesse antique.