L’étude que le sociologue Victor Collard consacre à la jeunesse de Pierre Bourdieu est remarquable par son érudition et sa justesse. Elle éclaire d’une lumière nouvelle deux moments clés de l’existence du jeune provincial bagarreur devenu star mondiale des sciences sociales : son ascension scolaire et son abandon de la philosophie au profit de la sociologie.
Né en 1930 au sein d’une famille modeste du Béarn, Pierre Bourdieu a intégré l’École normale supérieure en 1951, obtenu l’agrégation de philosophie trois ans plus tard avant de s’orienter vers la sociologie, finissant un cursus honorum sans faute au Collège de France, où il est élu en 1982. Sociologue aujourd’hui le plus cité dans le monde, il n’a fait l’objet que d’une seule biographie et l’abondante littérature sur son œuvre ne s’intéresse guère à la première partie de sa vie et à son parcours scolaire, qui sont pourtant marqués par une double énigme : comment a-t-il pu connaître une telle ascension scolaire et pourquoi a-t-il choisi d’abandonner la philosophie, située au pinacle des humanités, pour se consacrer à la sociologie, discipline alors à peine reconnue ?
On présente souvent l’auteur de La distinction comme issu d’un milieu pauvre, voire illettré. Victor Collard montre au contraire que ses parents, s’ils sont peu cultivés, appartiennent à la petite classe moyenne et entretiennent un rapport quotidien à l’écrit – son père est receveur des postes et sa mère agente. Ils investissent probablement le petit Pierre, leur enfant unique, de beaucoup d’attentes.
À l’époque, montre également Collard, les élèves amenés à poursuivre leurs études après le bac ne viennent pas principalement des classes supérieures. Bourdieu est donc loin d’être un cas unique. Il est plus surprenant en revanche qu’il fasse sa classe préparatoire au lycée Louis‑le‑Grand, même si l’établissement recrute alors très majoritairement des élèves de province. Collard révèle à cet égard le rôle crucial de Bernard Lamicq, le proviseur du lycée de Pau, où Bourdieu était interne. Sans le patronage de cet ancien normalien, le jeune lycéen bagarreur n’aurait probablement pas songé à préparer le concours d’entrée à l’École normale, encore moins dans un grand lycée parisien, même s’il fut également poussé dans cette voie par sa réussite au concours général en latin, où il se classe quatrième.

Faire une classe préparatoire ne prédestine pas à se spécialiser en philosophie. Au contraire, les élèves peuvent privilégier des matières, comme le grec et le latin, où les résultats dépendent moins de « l’inspiration » que suscite ou non un sujet. Mais le jeune Bourdieu semble avoir compris les ficelles de la dissertation de philosophie et il obtient d’excellents résultats dans cette matière sans y consacrer visiblement beaucoup de temps. Son rapport à la philosophie reste pour l’heure, comme c’est le cas pour tous ses camarades, limité à un bachotage par grands thèmes qui exclut un commerce approfondi avec les œuvres.
En dépit de ses mauvais résultats en philosophie au concours d’entrée à l’École normale, Bourdieu s’y inscrit dans cette discipline, sans doute parce qu’il y excellait en khâgne. Ses trois années rue d’Ulm constituent l’acmé de son investissement dans la philosophie, même si la préparation de l’agrégation continue de ressembler à du bachotage.
Une fois agrégé, Bourdieu reste à distance de l’existentialisme sartrien, très influent dans les années 1950. Il est proche de philosophes occupant les postes clés au sein de l’enseignement supérieur et dans l’édition universitaire, qui sont souvent d’origine populaire et provinciale eux aussi. Malgré son passé d’élève rebelle, il suit une trajectoire similaire à celle de ses condisciples normaliens en s’inscrivant en thèse de philosophie avec Georges Canguilhem, professeur à la Sorbonne et figure centrale du champ académique.
En 1954, alors que Bourdieu entame sa thèse tout en enseignant la philosophie au lycée de Moulins, il est appelé sous les drapeaux. Jugé indiscipliné par ses supérieurs, il est envoyé rapidement en Algérie, où il occupe des fonctions subalternes ingrates avant qu’un colonel proche de ses parents le fasse muter au Gouvernement général, où il est chargé de rédiger de la propagande en faveur de l’Algérie française. En 1958, une fois achevé son service militaire, il publie dans la collection « Que sais‑je ? » son premier livre, intitulé Sociologie de l’Algérie.
Collard montre que ce passage de la philosophie à la sociologie ne constitue pas une rupture brutale, contrairement à ce que Bourdieu a affirmé lui-même. Non seulement il a étudié la sociologie et l’ethnologie durant sa licence de philosophie, comme nombre de ses condisciples, mais ses fonctions au sein du Gouvernement général l’ont amené aussi à développer une connaissance sociologique de l’Algérie. En outre, à la fin des années 1950, la sociologie commence à être une discipline reconnue, vers laquelle affluent financements et étudiants, tandis que la figure de Claude Lévi‑Strauss, élu au Collège de France en 1959, confère un grand prestige à l’ethnologie, mais aussi aux sciences sociales en général.
Collard montre néanmoins que Bourdieu n’a pas planifié sa bifurcation disciplinaire. Ce choix, largement dû à son expérience en Algérie, qu’il prolonge en enseignant la philosophie et la sociologie à l’université d’Alger à la fin de son service militaire, a sans doute été conforté par les enquêtes sociologiques qu’il commence à mener sur son village du Béarn pendant ses vacances en métropole. La sociologie lui apparaît alors comme un moyen de renouer avec son pays natal tout en cultivant des ambitions scientifiques, et donc de réunir les deux mondes en apparence inconciliables auxquels il appartient.
De retour à Paris, à la toute fin de l’année 1959, Bourdieu entame une thèse de sociologie sous la direction de Raymond Aron, puis devient maître de conférences à l’université de Lille, s’éloignant définitivement de la philosophie – ses premiers écrits académiques citent peu ou pas de philosophes. Il conserve néanmoins le capital académique que confère l’agrégation de philosophie et nourrit, dès ses premiers pas en sociologie, une forte ambition théorique. Il continue par ailleurs à entretenir des liens avec ses professeurs de philosophie et ses anciens camarades restés dans cette voie, dont certains seront publiés dans sa collection « Le sens commun », aux éditions de Minuit. Il lit par la suite régulièrement de la philosophie, surtout anglaise et américaine. Et à partir du milieu des années 1960, il mobilise de plus en plus ses connaissances philosophiques, ne craignant pas, à l’occasion, de recycler des connaissances parfois superficielles acquises en classe préparatoire et à l’École normale.
Publiée dans une collection dirigée par la spécialiste de Bourdieu Gisèle Sapiro (membre du comité de rédaction d’En attendant Nadeau), l’enquête de Victor Collard impressionne par son ampleur et sa rigueur – il est allé par exemple jusqu’à dépouiller les archives d’un professeur de philosophie que Bourdieu a eu en khâgne. Patient et méticuleux, l’auteur rapporte les témoignages aux écrits de l’époque, interroge des proches, examine prudemment différentes hypothèses pour essayer d’éclairer les zones d’ombre dans la vie de l’enfant et du jeune homme, au risque d’être parfois un peu trop respectueux de la figure du maître, qu’il crédite par exemple d’une « formation approfondie en philosophie », ce qui est discutable.
On mesure, grâce à ce travail, comme était superficielle l’Esquisse pour une auto-analyse de Bourdieu, cette autobiographie plus touchante que scientifique publiée à titre posthume. Victor Collard réalise en effet le travail que Bourdieu n’a pas fait : examiner sa vie à l’aune de sa propre méthode. Au lieu d’en faire un miraculé du système scolaire ou un génie hors norme, Collard replace ainsi Bourdieu dans les différents champs qu’il a traversés, comparant chaque fois ses choix à ceux de ses condisciples, pour mieux montrer l’espace des possibles et la somme de contraintes qui ont façonné sa trajectoire.