Lire Hélène Sanguinetti, c’est accepter de bousculer ses propres habitudes de lecture. Cette auteure aime prendre des risques, se surprendre et nous surprendre, sinon à quoi bon écrire ? Rien de lisse, mais partout des turbulences, des récifs, à l’image des calanques marseillaises où elle allait nager dans son enfance. Après un silence de plusieurs années, elle revient à la poésie.
La poésie d’Hélène Sanguinetti est traversée par plusieurs voix qui s’accompagnent, se heurtent, se contredisent, mais finissent par former un concert unique. Toutes ces voix, une seule voix les porte : la sienne. Il faut l’entendre dire ses textes en public pour en saisir l’unité, dans ses multiples modulations. Chez elle, l’oralité n’est jamais loin. À la poésie, terme trop abstrait, générique, elle préfère le poème, ce moment très concret d’une rencontre des mots avec la vie.
Dans Jadis, Poïena, elle choisit d’écrire le mot « poème » au féminin : la poème. C’est son parti pris. Il n’est pas gratuit et semble s’imposer dès l’amont, dans ces préparatifs plus ou moins conscients où le livre est imaginé. De la même manière, elle avait pu adopter, dans le Domaine des englués, un je narratif masculin, comme l’avait noté Jean-Baptiste Para dans un entretien faisant suite à ce texte. Cela dit, l’énigme n’est pas levée pour autant : qui est Poïena ? La première tentation serait d’en faire une Muse, la dixième ajoutée au panthéon mythologique grec. Elle l’est sans doute, en inspirant l’écriture, d’autant plus que ces poèmes font souvent appel à la mémoire dont sont nées ces belles déesses qui présidaient aux Arts. Mais on devine qu’il y a autre chose, de charnel, d’incarné, de vécu, voire de tragique, et comme elle l’écrit : « Poïena, c’est d’abord l’autre nom de son amour (perdu), de la vie (continuée) ». Dans ce nouveau livre, Hélène Sanguinetti alterne poèmes et courtes proses, deux formes différentes et complémentaires qui donnent à l’ensemble une dimension polyphonique. De l’une à l’autre, se faisant écho, il y a ce « jadis » qui jaillit de la mémoire, du plus proche (Poïena) au lointain (les souvenirs d’enfance).
Côté « poèmes », c’est toute la matière vivante de la langue qu’elle travaille, rabote, cisèle, façonne et refaçonne, à la manière d’un sculpteur. C’est une écriture où son corps s’engage totalement, nerfs, sensations, émotions. En même temps, elle est à l’écoute. Elle absorbe tous ces bruits du monde, ces voix, ces petits riens du quotidien qu’elle rassemble sur la page en un chaos maîtrisé. Il est d’ailleurs important de préciser que sa poésie, à la syntaxe déchirée, déstructurée et reconstruite hors des normes conventionnelles, est en réalité narrative, mais non linéaire, racontant dans le même poème des histoires parfois éloignées dans le temps, décrivant plusieurs scènes à la fois, avec des aspects autobiographiques. Citons un court fragment : « Caillou lancé / fait floc, très loin en bas / du puits /Soir descend avec le seau / Désert où sable orangé / Cave où murs s’effritent / Berceau où fille pleure… »

Mais qui mieux que l’auteure saurait définir son approche ? « Une langue arrive faite alors d’explosions et vertiges, de dérapages. Langue électrisée, électrique, cassée, réparée. Sur l’écran, puis dans la page, un corps est là – du poème : une matière faite de tout où on taille, qui sonne, veut danser ! », répond-elle à Jean-Baptiste Para dans l’entretien déjà cité. Les mots s’imposent comme tels, dans leur densité et leur force, et n’ont pas nécessairement besoin de déterminants grammaticaux. Les noms communs peuvent devenir ainsi des noms propres : Sagesse, Résolution, Terre, Mouche, Balayeur, Audace, Sang… Ce procédé n’est pas nouveau. Il a été utilisé au Moyen Âge par Guillaume de Lorris et Jean de Meun dans le Roman de la Rose. Mais il est rare. Il permet de donner du corps aux mots, d’en faire des personnes à part entière capables d’action, au sens étymologique de « poiein ».
Côté « proses » – Fille de (1 et 2) –, les textes sont brefs, avec des phrases courtes, des descriptions sans fioriture – une mise à nu – qui sollicitent l’œil et donnent à voir les scènes surgies de l’enfance comme des tableaux ou plutôt ces vieux films en super 8 que l’on ne peut encore aujourd’hui regarder sans nostalgie. Citer l’un de ces textes entièrement (sans la mise en page) sera plus explicite : « CHAMBRE. D’évidence, tu es douée pour la narration. Devant le miroir de la petite chambre qui donne sur les platanes du boulevard, tu t’adresses à celle qui te regarde dans le miroir, inventes. Avec bruitages. Différents points de vue. Lumières jour, nuit. Tu chantes aussi, imites, apprends à siffler, siffles à t’en faire péter les joues. Pas beau pour une fille. »
La deuxième partie du livre est la réédition d’un livre très ancien, « Fille de Jeanne-Félicie », qui fut salué en son temps par René Char. Relier ainsi ce premier texte – écrit en 1986 mais publié plus tardivement – au tout dernier aurait pu constituer une sorte d’hiatus, voire une incompatibilité. Ce n’est pas le cas, même si l’auteure exprime dans l’Avant-propos sa difficulté à l’assumer. Le passage de l’un à l’autre s’effectue aisément par les courtes proses de Jadis, Poïena. On y retrouve la lumière de l’enfance, avec « un peu d’ombre ». Comme elle l’écrit : « Deux sortes de jadis dans les deux poèmes : le jadis étroit du destin particulier et le grand jadis du mythe et de l’histoire universelle. » Nous vivons avec nos souvenirs et cette mémoire est la matière même de la vie.
Par ailleurs, vient de paraître fort opportunément aux éditions Lanskine une anthologie d’extraits des six livres d’Hélène Sanguinetti publiés entre 1999 et 2017 : Cargo bleu sur fond rouge. Le lecteur pourra de cette manière suivre les changements et les glissements dans la continuité de son œuvre. Pour le plaisir, un court extrait de D’ici, de ce berceau, inclus dans ce livre :
Sous ma langue aussi, il y a la nuit,
la nuit rouge d’avoir couru.
Que faut-il changer en oiseau. Fleuve,
pour filer avec les débris du monde sans se
noyer ?