Auschwitz, les expériences du camp

Le quatre-vingtième anniversaire de l’ouverture du camp d’Auschwitz par les troupes de l’Armée rouge, le 27 janvier 1945, n’a pas été, contrairement aux attentes, l’occasion d’un déferlement éditorial. Peu d’ouvrages parus en français ont porté un nouveau regard ou des informations originales sur la question. Nous en avons choisi deux, celui de Piotr Cywinski, directeur du musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, centré sur les expériences du camp, qui considère que les études classiques des historiens de la Shoah « omettent une dimension essentielle de leur sujet : le vécu des hommes », et le témoignage exceptionnel d’Alter Fajnzylberg qu’on envoya travailler dans les Sonderkommandos du Krematorium d’Auschwitz 1 puis à Birkenau. Un texte rare.

Piotr M. A. Cywinski | Auschwitz. Une monographie de l’humain. Trad. de l’édition anglaise par Claire Darmon et Lisa Vapné. Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy, 606 p., 26 €
Alter Fajnzylberg | Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les Cahiers d’Alter. Trad. du polonais par Alban Perrin. Préface de Serge Klarsfeld. Seuil, 384 p., 33 €

On peut quand même se demander pourquoi, dans ce relatif silence éditorial, on a peu entendu de voix comme celle de l’écrivain et traducteur André Markowicz, qui a exposé son malaise devant les cérémonies. Que dire de l’unanimité du plus-jamais-ça proféré par des États ou des gouvernements héritiers des victimes et des libérateurs, censés incarner l’espoir de ceux qui ont connu ce moment dans leur chair ? Il pense à l’armée de Poutine en Ukraine, à celle de Nétanyahou à Gaza et en Cisjordanie, ou encore à la volonté de Trump de déporter tous les Palestiniens ? Markowicz dit, sur le site de la revue Esprit (février 2025), ressentir cet anniversaire « comme quelque chose de tragique et de prémonitoire ». Jamais, déclare-t-il, il n’avait senti « à quel point pour tant de régimes au monde, Auschwitz n’est plus rien qu’un vernis, une espèce de son creux. Et à quel point cela peut faire peur ». En effet, je ne crois pas que nous puissions lire sur Auschwitz aujourd’hui sans penser à cela.

D’autant que ces commémorations abordent rarement la dimension intime des épreuves vécues durant ces jours, semaines ou années dans ces camps. Cywinski attire notre attention, avec son livre, sur la spécificité humaine de ces expériences que nous avons tendance à oublier. Il revient au vécu, souvent contradictoire, tel qu’il s’exprime dans les témoignages et publications rassemblés dans les archives du Musée, les textes écrits sur place pendant la Shoah et enterrés, ceux des Sonderkommandos notamment, ou les récits qu’il a recueillis lui-même lors de plusieurs heures d’entretiens avec les derniers rescapés qu’il a pu interroger ces dix dernières années. On est loin des discours politico-moraux qui ornent de nos jours les commémorations.

Dès l’entrée au camp, nous dit-il, les détenus pénètrent dans un autre monde. Un monde à part. La rupture est totale. L’humain disparaît. On entre, écrit-il, dans une « perspective de déshumanisation », c’est « une tabula rasa en matière d’habitudes, de normes, de principes, d’objectifs et de choix ». Le temps et l’espace changent, on se retrouve avec des gens démunis de tout ce qui est humain, pour survivre il faut l’accepter car il n’y a plus rien.

Piotr M.A. Cywinski | Auschwitz, une monographie de l’humain, traduit de l’édition anglaise par Claire Darmon et Lisa Vapné, Mémorial de la Shoah/Calmann Lévy, 606 p., 26€. Alter Fajnzylberg | Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les Cahiers d’Alter,
Prisonniers polonais lors du premier transport vers Auschwitz à la gare de Tarnów (14 juin 1940) © Musée et Mémorial d’Auschwitz-Birkenau

D’où le sous-titre de son livre : Une monographie de l’humain. L’histoire d’Auschwitz « est avant tout l’histoire de personnes. C’est ce que je souhaiterais montrer dans cette monographie fort différente dans ses prémisses de l’historiographie connue à ce jour ». Il y parvient sans aucun doute du fait de sa manière d’approcher les sources disponibles, rarement appréhendées de cette façon. Il ouvre son propos en spécifiant la nature du « vécu des hommes » qu’il mobilise, un vécu dont on ne parle pas ou peu, tout en continuant de le vivre. Ainsi cette remarque d’un rescapé : « Le camp n’est pas un souvenir. Pour la plupart d’entre nous, son univers est omniprésent dans notre quotidien ».

Ce « vécu » est classé par Cywinski en 32 chapitres thématiques dont on ne peut citer que quelques titres, tant leur contenu est fort. Pour nous, ils deviennent la meilleure entrée dans le camp. Le premier, intitulé « Le choc initial », cite immédiatement ces mots de Primo Levi : « Nous nous sentons hors du monde » ; une formule précisée par cette femme : « Nous ressentions une peur paralysante. Comment croire que tout ce que nous vivions était réel et que l’on pouvait ainsi traiter des êtres humains. » Et les innombrables humiliations, mises à nu, tontes, brutalités, les transforment – elles sont évoquées dans la plupart des témoignages – et les frappent « de stupeur », dit l’une d’elles : « D’êtres humains distincts, ils firent de nous un troupeau d’animaux. » L’auteur souligne l’expérience contradictoire de « la solitude » (titre d’un autre chapitre) qui s’ensuit. Elle est à la fois un isolement – « Dans cette jungle d’animaux je n’avais personne à qui parler » ; « personne ne pouvait me venir en aide et j’avais l’impression qu’il était trop difficile de m’aider moi-même » ; « les silences et les hurlements striaient les heures » – et un refus de solidarité. La foultitude n’apportait aucun rapprochement : « on souffrait de la promiscuité » ; « je me suis retrouvée seule, dans la souffrance, au milieu d’une foule de détenues indifférentes, endurcies au malheur des autres […] mon sort n’intéressait personne ». Ce qui conduit l’auteur à placer dès le début de cet épais volume le chapitre intitulé « La mort » ; « La vie ne valait rien dans le camp. Elle ne signifiait rien. » Et pourtant chaque mort racontée dans ces témoignages est tragique et bouleversante. Mais elle devient une « routine quotidienne, commente Cywinski, il s’ensuit un processus qui n’est pas seulement une forme de familiarisation, mais encore une extrême indifférence à la vue de la mort ».

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L’univers de ce livre, esquissé ici en croisant trois chapitres du début, emporte le lecteur dans un vertige et un malaise parfois difficiles à accepter, nous donne la vraie dimension de ces expériences des camps. Il nous parle de la faim, la soif, le froid, l’hygiène – comment oublier les latrines ? –, la vie intérieure, les émotions et l’apathie, mais également du respect des valeurs, de la lutte et de la résistance. D’autres chapitres donnent de petites pointes d’espoir (c’est un thème traité), voire de bonheur : la culture, le rire et la joie, l’amour et la sexualité, la foi.  

Ce travail donne une consistance à nos souvenirs des visites d’Auschwitz et Birkenau, aux récits lus, à l’étude détaillée et si violente du processus de mise en esclavage et de mise à mort d’un million de Juifs assassinés en ces lieux. Chaque centimètre carré, chaque ruine prend du sens. On entend (au sens de comprendre, saisir) la voix, les silences et le martyre de ces êtres détruits déportés là, avant d’être gazés ou abattus. L’émotion qui nous pénètre n’a plus rien à voir avec les discours de circonstance des commémorations, du « devoir de mémoire ». La lecture de ces pages met en vie et en souffrance devant nous ces hommes, femmes et enfants assassinés. Elle est certainement une expérience, voire une épreuve, que l’on n’oublie pas. 

Piotr M.A. Cywinski | Auschwitz, une monographie de l’humain, traduit de l’édition anglaise par Claire Darmon et Lisa Vapné, Mémorial de la Shoah/Calmann Lévy, 606 p., 26€. Alter Fajnzylberg | Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les Cahiers d’Alter,
Intérieur d’un baraquement de Auschwitz II-Birkenau. Photo prise par Stanisław Mucha (1945) © Musée et Mémorial d’Auschwitz-Birkenau

Plus particulier est le récit d’Alter Fajnzylberg rédigé juste après la guerre et découvert récemment. Il avait noté, de l’automne 1945 au printemps 1946, ses souvenirs dans trois carnets écrits en polonais et rangés dans une boite à chaussures. Son fils Roger les a trouvés après son décès en 1987. Il lui fallut encore du temps avant de s’y intéresser vraiment. Après plusieurs hésitations, il finit par rencontrer Alban Perrin, en 2005 au Mémorial de la Shoah, qui l’encouragea à les étudier en détail. Il commença avec lui une longue recherche historique et, avec sa femme polonaise, entreprit la traduction des carnets. Ce qui aboutit au volume que publient aujourd’hui les éditions du Seuil sous la forme d’un dossier de recherche. Il comprend deux récits. Celui, « brut », rédigé dans ces carnets présentés en version bilingue (la partie polonaise est présentée en fac-similé et retranscrite), suivi d’une reconstitution du parcours d’Alter Fajnzylberg par Alban Perrin qui, pendant toutes ces années, est parti sur ses traces.

Les récits des trois carnets évoquent surtout la vie dans les Sonderkommandos, celui du Krématorium d’Auschwitz, où il travailla de novembre 1942 à juillet 1943, et celui de Birkenau près des crématoires où il fut de juillet 1943 à janvier 1945. Ces notes sont moins précises ou moins détaillées que celles d’autres rescapés de ces mêmes kommandos. Fajnzylberg se limite parfois à des formules collectives – « nous » – ou à des propos rapportés – « on dit que » –, ce qui n’empêche pas, à d’autres moments, des descriptions plus précises, plus individuelles. Il décrit le fonctionnement des équipes, donne les noms de ses camarades assassinés. Il évoque en détail le sort de plusieurs nationalités, les Hongrois, les Tziganes, ou encore d’insurgés du ghetto de Varsovie, etc. Il raconte aussi des épisodes de résistance individuelle, telle cette femme qui, au sortir d’un convoi, arrache son revolver à un SS et l’abat : « Les autres femmes se sont jetées comme elles le pouvaient sur les SS qui ont demandé de l’aide. La majorité des déportés de ce convoi a été fusillée et tuée avec des grenades. » Il décrit son rôle dans la préparation de la première tentative d’insurrection, qui échoua, ou dans la réalisation de photographies restées célèbres. On sent souvent sa volonté de mettre en avant l’appui des communistes dans cette lutte, par exemple pour se procurer des appareils photo qui leur auraient été livrés par l’Armée populaire communiste (AL). Ces textes apparaissent comme des bribes, des fragments de souvenirs, des transmissions qui pourraient alimenter un récit plus construit. Ce qui les rend très émouvants.

C’est une esquisse de ce grand récit d’une vie qu’a tentée Alban Perrin dans la seconde partie du volume. Il part de « traces », les confrontent à des archives, aux lieux et à d’autres témoignages – y compris à ceux que Fajnzylberg a donnés les années suivantes aux chercheurs d’Auschwitz. Un travail méticuleux. On découvre son rôle dans les quelques moments importants déjà cités, mais surtout il fait émerger un personnage de combattant dans des conditions inhumaines extraordinairement difficiles. On apprend sa vie d’avant, militant communiste dès l’âge de quinze ans, volontaire dans les Brigades internationales en Espagne contre Franco, ses arrestations, ses grèves de la faim et ses multiples évasions, son internement au camp de Drancy (septembre 1941) et sa déportation à Auschwitz (où il arrive le 30 mars 1942). Donc un homme d’une trentaine d’années, courageux et expérimenté, au savoir-faire militaire et militant, qui sera très utile à la résistance dans ce monde déshumanisé. Il est resté trois ans à Auschwitz !

Aussi ce grand témoignage entre-t-il en écho avec ceux évoqués par Piotr Cywinski, alors qu’ils sont de natures différentes, voire opposées. En fait, ce sont deux faces des expériences du camp, que mettent en perspective le vécu et le travail historique qui nous sont tellement précieux aujourd’hui.