Ce que l’homme fait à l’homme

On peut s’étonner d’avoir dû attendre plus d’un demi-siècle pour lire en français ce témoignage de József Debreczeni (1905-1978), publié pour la première fois en 1950 par un éditeur hongrois en Yougoslavie — une maison d’édition évidemment nationalisée. Le livre a été traduit en serbe en 1951, en albanais en 1956, quelques extraits avaient été publiés en roumain en 1953, mais c’est seulement en 2023 que, notamment grâce au neveu de l’auteur, Alexander Bruner, dont on peut lire un texte à la fin du récit de Debreczeni, a atteint une reconnaissance plus large. Présenté à la foire de Francfort, il sera traduit d’ici 2025 en plus d’une dizaine de langues. Le crématorium froid, au-delà du témoignage, est aussi un récit aux qualités littéraires remarquables. Il s’ouvre d’ailleurs sur un poème de l’auteur, qui est aussi écrivain, poète et traducteur et qui écrit, dans une langue qui lui est propre, son expérience des camps de travail, sa traversée infernale dont il revient miraculeusement.

József Debreczeni | Le crématorium froid. Au Pays d’Auschwitz. Trad. du hongrois par Clara Royer. Stock, coll. « la cosmopolite », 334 p., 22,90 €

Le silence qui a entouré la parution de ce livre, cinq ans après la fin de la guerre, s’explique en partie par la guerre froide, et la manière dont, à l’Ouest comme à l’Est, le sort des Juifs occupait moins la mémoire de la guerre que la glorification de la lutte antifasciste. Le système étatique des maisons d’édition socialistes a aussi contribué à restreindre la portée de ces textes. Souvenons-nous du sort qui a été réservé à Imre Kertész, dont le récit Être sans destin, publié dès les années 1970 en Hongrie, a dû attendre une vingtaine d’années avant d’être traduit en allemand, puis dans de nombreuses autres langues, et de connaître enfin la renommée internationale qui a conduit l’auteur à obtenir le prix Nobel de littérature en 2002.

C’est probablement aussi la position particulière de l’auteur qui explique ce relatif silence éditorial. Appartenant à la minorité hongroise de Yougoslavie, et insistant dans son récit sur le sort réservé aux Juifs dans le processus d’extermination, Debreczeni ne plaît pas à tout le monde. Alors qu’il est né à Budapest, il émigre avec ses parents en Yougoslavie, à Sombor, une ville de la Bačka, région située entre le Danube et la Tisza qui sera partagée après le traité du Trianon en 1920, et dont une partie, celle où vit Debreczeni avec sa famille, sera attribuée à ce qui deviendra en 1929 le royaume de Yougoslavie. Sa famille, comme beaucoup d’autres, a fui  les répressions menées par le gouvernement Horthy (« terreur blanche ») après la chute de la République des conseils dirigée par le communiste Béla Kun. C’est de Sombor qu’il sera déporté au printemps 1944, alors que commence la déportation massive des Juifs en Hongrie. 

József Debreczeni LE CREMATORIUM FROID
Rogoznica, obélisque devant l’entrée du camp de Gross Rosen (Pologne) © CC BY-SA 4.0/Aw58/WikiCommons

Arrivé à Auschwitz, Debreczeni est séparé de ses parents et de son épouse, qui ne reviendront jamais. D’Auschwitz, il est d’abord envoyé dans le camp de Eule, « l’un des coins les plus pittoresques de Basse-Silésie, juge-t-on », camp qui est alors en cours de construction. Le travail se déroule dans les conditions épouvantables que l’on connaît, selon une logique rationnellement mortifère : « On calcule à quelques mois la force de travail et la longévité du häftling. Quand il crève, des marchandises fraîches et bien nourries sont déversées par les trains plombés. La projection calorifère des camps de la mort est l’œuvre de savants allemands diligents et dépourvus de talent, le résultat d’une expérience allemande pointilleuse et méthodique. » Après quelques mois, Debreczeni est transféré au camp de travail de Fürstenstein, lager construit autour d’un château monumental, entouré d’un magnifique parc, ancienne demeure d’une famille princière de l’Allemagne d’autrefois, enfuie à Londres.

Alors que tout est infailliblement saccagé par la « stratégie hitlérienne », les déportés travaillent au prolongement d’un système de catacombes, en longueur et en profondeur, « vie d’esclave » à laquelle Debreczeni est soumis, alors qu’il a échappé au gaz. Les hommes meurent dans des éboulements, ou encore écrasés par des voitures de transport, c’est un véritable carnage qui s’ajoute à la malnutrition, aux maladies, à l’épuisement. Volontaire pour un transport dont il ignore tout, l’auteur est envoyé à Dörnhau, camp-hôpital surnommé le « crématorium froid ». Arrivé dans une « cacophonie étourdissante de lamentations, râles, criaillements, braillements, de voix crispées et délirantes », il regrette presque d’avoir échappé à Birkenau. Les mois passés à Dörnhau sont étourdissants d’horreur : « À Dörnhau, la majorité de ceux dont c’est le tour partent de nuit. C’est à la nuit qu’appartiennent la lutte plaintive, l’adieu perçant, le délire nostalgique de la maison… Visionnaires aux plumes, craies, pierres et pinceaux, vous qui avez jamais cherché à figurer la grimace de la souffrance et de la mort ; voyants de la danse macabre, graveurs de l’horreur, copiste des enfers : venez ici… ! » La force vitale hors du commun de Debreczeni lui permet d’échapper à la mort, de guérir du typhus, et d’assister à l’arrivée des forces soviétiques. C’est lui alors qui prendra la plume pour écrire ce récit et porter à la connaissance de tous l’existence des « enfers ». 

C’est avec une émotion intense qu’on lit aujourd’hui ce témoignage, quasiment passé sous silence pendant plus de soixante-dix ans. Alors que l’on célèbre cette année les quatre-vingts ans de la libération des camps dans une sorte de mécanique qui tourne à vide, et que la guerre fait rage un peu partout dans le monde, que la foi en la démocratie s’émousse, lire Le crématorium froid semble de première nécessité. On peut d’ailleurs regretter le faible écho qu’il a rencontré lors de sa parution, en septembre 2024. A-t-il pâti de l’abondance des publications de la « rentrée littéraire » ? Il faudrait s’interroger précisément sur ce silence relatif de la critique, et tenter autant que possible de donner à ce livre la visibilité qu’il exige. 

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Non seulement ce texte délivre avec une très grande précision des informations utiles sur l’organisation de l’extermination des Juifs, et sur l’existence des très nombreux camps entourant Auschwitz, véritable « archipel » que l’auteur appelle « le Pays d’Auschwitz » : « Une démence sadique trônait en majesté au Pays d’Auschwitz, dans cet État fantôme à l’odeur excrémentielle et à la gare frontalière duquel, devant la maison du secrétaire, nous nous tenions », mais il montre aussi, dans des pages saisissantes, que l’humanité peut être à tout moment attaquée avec une violence impensable, et que l’humain se dépouille de son humanité sous les assauts incessants des bourreaux de tous ordres, nazis et prisonniers. On remarque, au fil de la lecture du récit, que Debreczeni est dans un premier temps soucieux d’insister sur la bascule brutale qui se produit entre le monde d’avant, celui des humains qui mènent une vie d’humain, avec une identité, des vêtements, des occupations, des relations sociales, et le monde de la déshumanisation. Il est saisi, en arrivant à Auschwitz, alors même qu’il avait entendu parler de ce qui s’y déroulait. Mais lorsqu’un homme lui montre les cheminées, c’est différent : « Ce n’est ni du ouï-dire ni de la lecture. Ce n’est pas une menace lointaine, mais une réalité qui se hisse devant moi. Une réalité toute proche. À deux cents mètres à peine. Sa fumée me frappe au nez. […] Tout cela ne laisse aucun doute, et pourtant c’est incroyable. Le soleil de mai tombe à verse, la matinée resplendit, des gens circulent, le ciel s’étire avec jeunesse au-dessus de ma tête. La réalité, pourtant, c’est cette fumée, souillée, qui tournoie là-bas, à deux cents mètres de moi. »

Et c’est dans cette réalité que nous plonge l’écriture de l’écrivain Debreczeni, une plongée dans l’enfer dans laquelle l’ironie et l’esprit d’analyse du début du récit font progressivement place à l’horreur, qui prend des allures d’évocations quasi hallucinées dans les derniers chapitres du livre. Les pages sont saisissantes, des pages dans lesquelles le réalisme le plus cru côtoie un lyrisme poignant et atroce évoquant certaines pages de Virgile ou de Dante. L’écrivain extrait de ce magma de sensations toutes plus effroyables les unes que les autres un récit, mené dans une langue qui transcrit au plus près ces sensations, et qui rappelle ce qu’il faut toujours continuer à rappeler, la manière dont l’humanité peut être avilie, bafouée, détruite en chacun d’entre nous.