Dans Cinéma vivant, Érik Bullot mène une réflexion originale sur ce que pourrait être une autre façon, anthropologique, d’envisager le cinéma. Il conçoit un cinéma imaginaire, vivant, se fondant sur le récit d’expériences scientifiques, poétiques ou artistiques.
Spécialiste du cinéma expérimental qu’il pratique et qu’il enseigne depuis les années 2000, Érik Bullot poursuit ses réflexions avec son dernier livre, Cinéma vivant. Auteur et cinéaste prolifique, on lui doit notamment des écrits à succès comme son analyse du film que Sergeï Paradjanov réalisa en 1968, Sayat Nova, une succession d’images poétiques non loin des créations surréalistes. Ou encore Le film et son double, où l’auteur se penche sur la notion de film performatif et se demande, par exemple, si la conférence d’un cinéaste expliquant son projet de film, illustrée par quelques tableaux, ne serait pas déjà un film. Avec Cinéma vivant, Érik Bullot approfondit ses thématiques pour considérer la possibilité d’un cinéma sans les équipements traditionnels de fabrication d’un film : écran, caméra, projecteur… D’un cinéma imaginaire, d’un cinéma fantôme, éthéré.
Le livre est construit selon une architecture originale et quelque peu déroutante. Montage plutôt qu’architecture, pourrait-on dire pour rester dans la terminologie cinématographique. Et si ce livre était justement un film ? Un film en trois temps. Une première partie composée de 24 fragments ou micro-essais illustrés chacun d’une photographie sur le cinéma imaginaire qui seraient comme 24 plans-séquences, dans lesquels le lecteur-spectateur pourrait faire des allers-retours pour retrouver le fil rouge de la pensée de l’auteur. La deuxième partie comprend 12 photographies – 12 plans fixes – générées par intelligence artificielle. Enfin, une réflexion sur l’anti-cinéma en guise de générique de fin. Un film performatif, précisément.

Le cinéma délivré de la technique est le thème majeur de la première partie. C’est un écran devant lequel le spectateur voit autre chose que la représentation de la réalité. Ou bien encore un cinéma qui déploie ses images et ses films ailleurs que sur l’écran des salles obscures. Érik Bullot évoque l’astronome Camille Flammarion, « qui ne voit aucun des astres tel qu’il est, mais tel qu’il était au moment où est parti le rayon lumineux qui nous en arrive ». Le cinéma « concret », c’est aussi cela. On voit ce qui a été – qui n’existe plus ou pas. Ce qui est devant les yeux est une illusion. Le cinéma montre l’inexistant. L’image se dissout sur l’écran, se transforme en un scintillement erratique. « Des taches mobiles – les phosphènes – géométriques, colorées, traversent notre champ visuel ». Sous l’effet d’hallucinogènes ou par pression des paupières, des éclats lumineux se dessinent. Les yeux fermés, des images forment « un film se déroulant sur l’écran de mes paupières », comme l’écrivait le poète et écrivain René Daumal. L’auteur aborde ainsi la notion de vision paroptique que Jules Romains avait explorée en 1920, c’est-à-dire une vision « sans le concours des yeux ». Érik Bullot décrit des expériences de vision paroptique comme celle de la soprano américaine aveugle Leila Holterhoff, qui, « au fil de soixante-neuf séances de travail en état pré-hypnotique, de mi-février à octobre 1925, peut sentir la présence des objets, percevoir les couleurs… Elle promène son doigt doué de vision au-dessus des surfaces, sans contact ».
Ainsi, on peut voir avec la peau, comme le font les cellules et non pas les yeux des céphalopodes. Dans les années 1910, le peintre et musicien russe Mikhaïl Matiouchine « souhaite enrichir notre vision par la perception des radiations nerveuses, du champ électrique, des couleurs, en mobilisant l’ouïe, le tact, la pensée. Il est possible dit-il d’élargir le champ de vision à 360° et de voir des événements ou des objets placés derrière soi en aiguisant la sensibilité de zones comme la nuque, l’occiput, les tempes et même la plante des pieds ».
Quelques années après, en 1920, un ingénieur russe, Léon Thérémine, invente le thérémine, un instrument qui permet de produire de la musique en bougeant les mains autour d’antennes électromagnétiques, sans les toucher. Le même Léon Thérémine conçoit en 1922 l’illumovox qui projette des couleurs basées sur la hauteur des sons émis par l’instrument. Érik Bullot envisage ainsi le thérémine et la vision paroptique « comme deux modalités possibles d’un cinéma, image et son, dématérialisé et virtuel ». C’est ce que tente de faire la cinéaste Mary Ellen Bute en 1929. Elle réalise des films d’animation inspirés d’œuvres musicales. « Le film produit des images abstraites et scintillantes qui rappellent… la danse des phosphènes de René Daumal ».
Cette danse, ce scintillement, l’éclatement kaléidoscopique, la cristallisation, semblent être le devenir des images cinématographiques. Érik Bullot évoque le poète Saint-Pol-Roux, qui notait dans ses écrits des années 1930 (publiés en 1972 sous le titre Cinéma vivant) : « Le septième art a connu sa préhistoire (Daguerre), son histoire (Lumière). Il doit désormais envisager sa post-histoire pour acquérir le relief, cristalliser et devenir vivant ». Dans le cinéma vivant, la cristallisation consiste à dédoubler l’image et à la remplacer par une autre image qui la modifie ou la fait disparaitre. Le virtuel vient ainsi se fondre dans l’actuel, le repoussant hors champ.
Érik Bullot rappelle les expériences en neurosciences réalisées par Lionel Naccache et décrites dans son livre Le cinéma intérieur (Odile Jacob, 2020). Selon le neurologue, au cinéma nous percevons une suite d’images fixes que nous transformons en une perception continue et animée. Le cerveau invente des images – « images manquantes » – qu’il n’a pas perçues et qu’il projette sur l’écran, produisant ainsi un film continu. C’est ce type d’expérience que de nombreux spectateurs ont pu vivre en visionnant le film d’Orson Welles, La dame de Shanghai. Rita Hayworth et Orson Welles circulent dans le palais des glaces au milieu de miroirs où leurs images virtuelles se démultiplient à l’infini. Les deux personnages disparaissent pour ainsi dire, deviennent indiscernables dans le flux des autres images, tout aussi virtuelles, projetées par notre cerveau. « C’est notre cerveau qui procède à un montage pour rétablir le flux visuel », précise Érik Bullot.

Parmi de nombreuses autres expériences relatées par l’auteur, retenons encore celle de ces feuilles de papier blanc brandies par des manifestants chinois « en signe de colère muette contre les mesures liées à l’épidémie ». La feuille blanche est ainsi un signe sans message, un film sans image, mais un écran chargé de sens.
Évoquons aussi la performance du Japonais Saburo Murakami, qui traverse en courant une succession d’écrans en papier. On peut y voir un film où l’artiste apparaît et disparaît comme dans « la dimension imaginaire du cinéma, favorisant l’apparition de fantômes et de doubles ». « Utiliser le papier comme support d’un film, ajoute Érik Bullot, c’est reconnaître la fragilité même des images, susceptibles de s’effacer, de se déchirer ou de brûler ».
Cinéaste prolifique, Érik Bullot ne pouvait pas ne pas s’essayer à la fabrication d’images par l’intelligence artificielle générative. C’est l’objet de la deuxième partie de son livre dans laquelle l’auteur expose douze photographies produites à partir d’une description textuelle inspirée des notes et fragments du poète Saint-Pol-Roux. Le cinéma imaginaire tente de s’imposer ici, en images concrètes sans aucune médiation organique ou optique, du cinéma sans cinéma : le ciel est un écran, l’image se cristallise, scintille, se scinde et se démultiplie à l’infini, elle brûle comme un buisson ardent dont il faut capter les irradiations. L’intelligence artificielle sera-t-elle le cinéma de demain ?
En fin de volume, Érik Bullot aborde la notion d’anti-cinéma et propose les définitions formulées par différents auteurs, dont l’unité reste quelque peu introuvable. À propos du film Le camion de Marguerite Duras qui aurait vidé les salles obscures, l’auteur écrit : « Il est dès lors possible de déceler le concept d’anti-cinéma lorsque la salle vidée de ses spectateurs n’est plus vécue comme un défaut ou une défaite, mais comme une promesse ou une libération ».
L’anti-cinéma, ce serait alors des salles vides ? Des projections qui privilégient le hasard, le non-sens, la surprise ? La « ciselure » de l’image (découpage direct de la pellicule) et le montage « discrépant » (les sons et l’image sont indépendants) comme le concevait le poète et cinéaste Isidore Isou dans son Esthétique du cinéma (Jean-Paul Rocher Éditeur, 1999) ?. L’alternance d’écrans noirs et blancs ? Des films passant du mouvement à l’immobilité, toujours selon Isidore Isou ? Le cinéma lettriste où la logorrhée prime sur le visuel et où « la suppression, le retranchement, la soustraction, seraient devenus les modalités d’existence paradoxale du film » ? Le cinéma performatif qui, lui, serait « une modalité contemporaine de l’anti-cinéma où l’énoncé se substitue au film » ?
Réduire, soustraire, aplatir les images, les fragmenter, les cristalliser, les démultiplier jusqu’à les renvoyer hors champ, les projeter depuis notre cerveau… telles seraient les voies qui mènent vers un cinéma vivant, un anti-cinéma aux antipodes du cinéma classique.