Avant l’entrée du texte, le dessin de la couverture (première et quatrième) annonce au lecteur qu’il est attendu dans un monde étrange, dense, végétal, non pas une forêt, mais une roselière, des herbes géantes, qui cachent et submergent les humains. Bienvenue dans un autre monde, envahis par les plantes !
Jean, le narrateur, est le représentant d’une espèce résiduelle dans l’empire d’une espèce invasive, le roseau, Phragmites septentrionalis, variété poétique, le commun étant dit australis. Ce monde fictif a perdu toute biodiversité, s’y confrontent quelques humains, une poignée, et la vitalité du seul roseau, l’autre espèce de cet espace, tenace et conquérante. Le récit de Jean dessine un territoire tenu par un régime un tantinet totalitaire. On y conduit un Programme, tel un Gosplan, selon une priorité technique à l’Optométrie, un grand Œil qui surveille. « Tout voir enfin ! le Programme c’est un Œil. » La dystopie décrit une manière de Panopticon.
Le pays des herbes debout est la Marche, la périphérie de ce territoire, confié à un Général. L’accès à ce Pays est assuré par une voie ferrée interminable, des trains surveillés pour des passagers rares et encadrés, envoyés comme Jean en mission, mission qui ressemble à une relégation. Paradoxe : si le Pays est étroitement contrôlé, c’est un territoire mou, un marais, un monde tourbe… La dense roselière peut dérober les humains au regard des surveillants. Le lecteur se construit peu à peu une représentation de cet espace flou, un schéma plutôt qu’une carte, à tâtons, à partir des données subjectives du récit de Jean.

La temporalité elle-même est étirée : mois, semaines, années d’un temps ni perdu ni retrouvé. Et au chapitre 11 le récit nous révèle que le cycle des saisons est élémentaire, un succédané de printemps dure un mois, le reste de l’année est un climat bâtard, qui vérifie l’expression populaire « Il n’y a plus de saisons ». Le lecteur qui a quelques références se rappelle que dans la Kolyma réaliste de Varlam Chalamov le dicton des zeks était : « ici c’est douze mois d’hiver, le reste c’est l’été ».
En ce pays, pas de rigueur hivernale, mais une moiteur permanente crée une ambiance délétère qui se traduit par un endémisme fébrile. Les organismes y sont affaiblis continûment, par un paludisme physique et psychique (une pathologie chronique ?). Le remède local, le Gûl, est un alcool de roseau qui permet aux résidents de prendre leur mal en patience.
C’est au chapitre 11, un nombre chargé de significations multiples, que Proên, un collègue de Jean, lui révèle l’histoire de ce pays… Un pot aux roseaux ? Pour le Directoire, le Programme, un peu secret, le choix de l’éloignement pour « un lieu idéal dont la présence ne serait devinée par personne ». Autour d’un chef-lieu, Nova Radom, on installe trois sites : les Orgues, la Pile, le Cristallin. Le premier pour la métallurgie, le second pour la chimie et le troisième pour le verre optique… Hier, dans l’économie totalitaire, on a appelé cela un combinat.
À ce stade, le récit prend un nouveau cours. Jean, expert en optométrie, se lance dans l’achèvement du projet de télescope du site du Cristallin. Ce chantier avait été la priorité du Programme, mais il traînait depuis des lustres. Jean devient un activiste (un stakhanoviste ?) de l’optique monumentale. Il s’affaire, chaque printemps lui permet d’avancer, petit à petit, son chantier. Mais une panne de la locomotive-faucheuse va permettre à la phragmitaie de conquérir routes et rues. L’espace des habitants-relégués est une peau de chagrin, grignotée par les rhizomes des roseaux. Les roseaux sont les maîtres. Leur croissance verticale permet de mesurer le temps dans un pays dont sont bannies les horloges. Et avec leurs tiges débitées et refendues, on compose des diagrammes qui représentent l’espace.
Au chapitre 19, le lecteur apprend que des nomades rôdent au pays des herbes debout. Tiens, tiens… Une contribution nouvelle, originale, à l’intertextualité. Un nouvel opus dans le genre des récits de la sédentarité enlisée, hantée par l’attente et la venue de nomades. Le texte rejoint les Tartares de Dino Buzzati, les Djoungares de Julien Gracq, les Barbares de Constantin Cavafy… Tous viennent d’une steppe d’herbe plus moins clairsemée. Le scoop de Jean Villemin est le choix du roseau, le cousin botanique du bambou. Ce sont là deux envahisseurs ; tels les nomades des récits, ils procèdent par rhizomes souterrains avant de s’épanouir, aériens.
Sa brillante réussite est d’avoir créé, en un texte relativement court, un véritable envoûtement. Entre rêve et cauchemar… marécage, une impasse du totalitarisme. Là encore, on se rappelle que pour extraire l’or de la Kolyma, qui n’était pas une dystopie, « ils avaient laissé le bon air de la campagne de l’autre côté de la mer. Ici, ils baignaient dans l’air raréfié de la taïga, imprégné des exhalaisons de marécage ».