L’un des plus grands auteurs américains, parmi les explorateurs des limites littéraires, Robert Coover, est mort en octobre dernier. Son œuvre, d’une radicalité critique impitoyable, d’une veine comique impayable, est une « comédie cruellement sérieuse consacrée à la terreur de l’insignifiance ». Mascarade, son tout dernier roman, est une excellente voie de passage pour entrer dans son monde.
Des gens débarquent, et le lecteur avec eux, au milieu d’une fête, dans un appartement au sommet d’une tour dont tous les étages sont plongés dans le noir, sans trop se rappeler par quel biais ils ont été invités ni par qui, ni bien comprendre ce qui se passe, ce qui se joue. Tous ces gens racontent tour à tour cette circonstance légèrement bizarre, et en multiplient les interprétations, de la même façon que l’écrivain multiplie les récits de cette situation.
Roman virtuose, Mascarade fait entrer par le rire le lecteur dans un récit à angles multiples, renvoyant de la même scène, dans un flux unique, ininterrompu, autant de vues croisées, parallèles ou divergentes que de personnages. C’est un théâtre, et c’est un prisme à n faces, montrant chacune le reflet diffracté et caricaturé de l’auteur, dont les personnages, par transparence, comme au passage d’un pinceau lumineux, présentent de façon burlesque la condition, les idées, la vie aussi, et l’écriture, comme cette photographe, qui n’enregistre pas les images qu’elle capte sur son appareil : « En fin de compte, je décide que j’ai davantage besoin de mon viseur que des images […] l’œil rivé sur mon petit écran – zoomant et dézoomant – afin de voir tout ce que je peux, tant que je peux ».
Chacun tâche de tirer profit de quelque chose ou de quelqu’un, sur la scène de cet appartement suspendu au-dessus du grand noir, avec sa terrasse au bord du vide, un lieu unique à géométrie variable, au cours d’une nuit unique où l’état des fêtards marque le déroulement du temps. Chacun poursuit ses minables affaires humaines qui n’ont plus aucune signification, n’ont jamais eu la moindre signification, dans un bruissement d’histoires dont le sens tourne sur lui-même, par une expérience d’écriture poussée au summum, celle d’un point de vue qui se transfère de personnage en personnage, dont le je du narrateur change constamment de corps, y compris au milieu d’une phrase, c’est une valse, un manège aux repères non fixes, des instruments de musique, une statuette de jade reviennent périodiquement sous des regards différents pour lesquels ils prennent une signification différente, tout tourne, Coover réussit la prouesse de désorienter et de retenir la lecture dans un même mouvement tournoyant, d’une fluidité sans accroche. Et sa grandeur est d’exprimer, dans et par la forme même du texte, le vertige de l’extrême bord de la vie au-dessus du grand noir.

Avec ici un tour de force qui fera la jubilation du lecteur découvrant la perle nichée dans les plis du texte. C’est une transaction, dont l’idée surgit de la situation, comme gratuitement, au mieux comme une hypothèse, une hypothèse intéressée, un désir, au fond, d’un des personnages, tout à ses affaires, qui, comme tous les autres, ne comprend le monde que par ce biais exclusif et, se fiant à son instinct, fait de ses désirs des réalités. C’est ce que Coover avait fait dire à Nixon, en 1976, dans son roman le plus admiré, le plus puissant, Le bûcher de Times Square (The Public Burning) : « L’Oncle Sam m’avait fait tout un discours là-dessus, qu’un seul individu se base résolument sur son instinct et s’y tienne, inébranlablement, le monde entier le rejoindra » (trad. Daniel Mauroc, Seuil ,1980). Je me demande si, cinquante ans plus tard, toute ressemblance avec un certain actuel et on ne peut plus réel personnage serait purement fortuite.
Cette transaction imaginaire prend insidieusement la consistance d’un fait, pour les autres personnages, par le seul pouvoir de réalisation de la parole. C’est toute la question du roman, logée dans ce discret motif, de la fiction, dont l’art est exactement de travailler le pouvoir du langage. C’est également l’hommage profond de Coover à Melville. Car Mascarade est une impressionnante variation sur la composition et le propos du dernier roman de Melville, Le Grand Escroc/The Confidence Man. His Masquerade, 1857, d’une modernité saisissante, dont l’échec avait définitivement dégoûté Melville. Un roman à propos de la parole elle-même, de la confiance, de la complexité extrême des relations entre confiance et vérité, dans lequel Melville développe, en convoquant une infinité de personnages ou une infinité de masques et travestissements portés par quelques personnages, une très subtile et perturbante casuistique retournant sans arrêt la question de savoir qui est l’escroc, qui est l’homme de parole. Coover accentue, pousse le plus loin possible ce tourbillon des narrateurs expérimenté par Melville, dans un jeu qui l’amène à ce point de vue labile, et cette narration par glissement, par retournement de la parole, et par dérobade systématique au dialogue.
Mascarade porte en exergue une étrange citation extraite du roman de Melville, une évocation des abeilles, qu’on ne s’attendrait pas à trouver ici. C’est subtil, c’est un indice, à mon avis, de toute l’entreprise critique de la littérature de Coover, qui s’est obstiné, depuis son tout premier roman, non traduit encore, The Origin of The Brunists, 1966, à détraquer l’« effervescence collective », « l’intelligence en essaim », je trouve cette image à peu près au milieu de l’édition Quidam de Mascarade, « ce fourmillement […] tout le contraire de la conscience. Cette intelligence émane de l’interaction programmée d’individus sans aucun centre de commande, et, chez les humains, cela conduit à un comportement régi par une stupidité revendiquée ». Mascarade est aussi nourri de ce traitement à l’acide des paroles stéréotypées, slogans, assertions qui véhiculent le vide, ou l’aberration des valeurs d’une Amérique terrifiante, et que la littérature de Coover s’ingénie à surligner, mettre en scène, accentuer, dans un effet d’hyperréalisme littéraire, surexposant des termes dont la signification se révèle dans sa pleine brutalité.
Qu’est-ce qui se passe dans Mascarade ? Le centre du récit est absent. Qui raconte ? Tous racontent à leur moment, quand le relais de la narration passe. L’œuvre de Coover est éminemment politique. En revisitant les grands récits épiques, tout récemment en français, Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest (Huck out West, 2017), magistralement servi par la traduction de Stéphane Vanderhaeghe, sous le haut patronage du burlesque et magnifique Cervantès, elle s’attaque à la puissance de diffusion des mythes, à l’hégémonie, à l’autorité sur les versions de l’histoire.
Ce qui est particulièrement fort chez Coover, c’est ce rapport critique à l’histoire, non pas dans le récit de témoignage, fictif ou non, mais par la recherche formelle, l’inventivité de la forme narrative, de la composition du récit, au contraire du roman conventionnel, qui reste l’expression d’un monde déchiffrable parce que stable. Le monde de Coover est complexe, c’est-à-dire composé d’innombrables éléments qui entretiennent des rapports d’interdépendance, ses narrations invitent à une autre lecture, superposant les plans de signification, aiguillant l’attention non pas sur les éléments qui composent le récit mais sur la composition elle-même, sur les relations entre ces éléments, sur le mouvement du récit en train de se former de cet ensemble disparate. La littérature de Coover ne raconte pas l’histoire, elle répond aux récits qui racontent l’histoire et en tirent des mythes, des fables idéologiques, des mensonges opérant le conditionnement des esprits, des valeurs, de la compréhension du monde.
À la question Why do you write ? posée en 1987 par la Revue française d’études américaines, Robert Coover répondait par un poème, une sorte de chant des Because, dont j’extrais cette profession de foi, et ce que je crois être la clé essentielle de sa littérature, de ce que fait sa littérature, non pas de ce qu’elle veut dire mais bien de ce qu’elle accomplit : « Parce que, de tous les arts, seule la fiction peut défaire les mythes qui déshumanisent les hommes. »