Avec Zéro, Laura Vazquez publie sa première pièce de théâtre. On y retrouve un jeu à trois entre langage, corps et objets qu’on avait pu découvrir dans Le Livre du large et du long. L’amour, la connaissance et la mort s’affrontent dans cette tragédie où « deux filles disent des mots ».
« un corps dans une baignoire / c’est une grande fille morte » : les premiers mots de Zéro imposent l’évidence de la tragédie. « une mère fait parler ses rides et le corps de sa fille », indique le sous-titre du premier acte, ou de la première scène.
« elle prend un gant
elle lave le cadavre de sa fille »
La scène, anticipant ce qui suivra, instaure une projection de la parole, que ceux qui ont lu ou vu Laura Vazquez connaissent. Une énergie dans l’énonciation d’autant plus puissante que l’effort pour trouver une place aux mots coûte cher. Le « je ne peux pas dire » de la mère, sa deuxième phrase, en début et en fin de paragraphe, marque la sidération qui bloque à la fois la parole, la reconnaissance du corps de sa fille et le souvenir qu’elle garde d’elle.
« elle ressemble aux corps »,
« je ne peux pas dire
maintenant qu’elle est morte
elle ressemble à celle-ci
celle-là
c’est la forme de ma fille
je ne peux pas dire
elle me ressemble »
La parole de la mère remonte alors vers une réappropriation de la forme, de la ressemblance, puis du babil de sa fille.
« toi avec cette bouche
tu faisais des prototypes
mama dodo
gros chien les crabes pépins
tu ne peux pas t’imaginer
quand tu as prononcé des syllabes
c’était une chose 100 % ancienne 100 % neuve
qui sortait de toi »

Le discours de la mère bute sur les contradictions du souvenir – « je ne l’ai jamais entendue pleurer / elle ne faisait que pleurer ». Il se relance par la présence du corps de la fille, qu’elle lave, qu’elle brosse, et même cogne (volontairement ?). Elle touche le visage et ouvre la bouche du cadavre. Elle prophétise sur l’avenir de ses os, répète : « je t’avais dit ».
Et c’est son corps à elle qui parle. Au visage de la fille, répond le visage de la mère. Ses rides parlent, « grosse ride du front, grand pli d’amertume de la bouche, ride du sillon nasogénien, ride du lion ». Les rides lâchent des lettres dans le vide de la page, des mots isolés, puis des phrases. Du corps de la mère émanent des mots, infini discours du deuil, qui s’interrompt par un etc.
S’attarder sur ce premier moment permet, outre l’entrée dans le tragique, de prendre pied dans cette économie du texte où parole et corps se répondent et qui structure toute la pièce.
« À cause et pourquoi
deux filles disent des mots comme à cause et pourquoi ».Ainsi s’intitule le premier acte proprement dit de la tragédie. Nous sommes dans un monde de circonstances, de conditions, de causalités. La vie quotidienne, un monde d’objets.
« deux filles dans une maison simple »
« il n’y a qu’une pièce
beaucoup de petits objets »,
indique la didascalie (1).
La conversation s’amorce entre celle qui tient un objet, un petit morceau de fer, un « objet pété au sol » qu’elle a rapporté chez elles, et l’autre. D’un côté, celle qui dit en parlant des objets « ça me met le cœur à l’aise », de l’autre celle qui dit « on a déjà beaucoup d’objets ». L’objet, en tiers entre elles, a sa vie propre. Il parle, se nomme.
« je suis le couteau maintenant j’étais pauvre »
« le mot couteau essaim sur le couteau
regarde couteau regarde
chaque mot est le début de tout
qui sait si je ne dis pas le mot
qui sait s’il n’y a personne il n’y a plus d’objet »
« la bouche dit ces paroles
et c’est la bouche du couteau »
Là encore, l’action naît de la parole. Mais nous sommes au théâtre, une pièce est écrite pour y être jouée, la prédominance du verbe est dans la logique de la situation. Et nous parlons ici d’un livre. La pièce ayant, à notre connaissance, fait l’objet d’une lecture à la Criée de Marseille, mais non d’une mise en scène.
Les didascalies, cependant, équilibrent cette lecture logocentrée. Elles invitent à éprouver le corps qui vit, aime, souffre, tue, meurt. C’est en particulier le cas dans les actes qui suivent. Déjà, dans cette scène centrale où s’expose et se noue le drame, le verbe joue à plein son rôle générateur. Parler, nommer, se taire, ainsi se disent encore les enjeux. Même si l’on parle d’objets, pommes de discorde entre les deux filles.
« si je nomme ce petit pot je le tue »
« silence »
« si je nomme le ciel je le tue »
Les deux filles qui « disent des mots » en éprouvent la vanité et le danger.
« et si on essayait de se taire
oui
bonne idée »
« silence »
« est-ce qu’on va y arriver
ce ne sera pas facile »
« silence »
silence indique la didascalie. Le mot revient plusieurs fois, comme pour marquer la longueur de la suspension. Laura Vazquez note le rythme du souffle avec autant de précision que les mouvements des corps.
Mais se taire est impossible. S’embrasser« fortement », « longtemps » ne fait pas disparaître« toutes ces choses », ne fait pas taire celle qui a besoin des objets, pour qui « la connaissance vient par les yeux / les mains / les noms les objets ». Ni celle qui lui répond « je sais pas / tu m’emmerdes ».
L’amour ne comble rien.

« tu voudrais que j’arrive à te parler sans te parler »
« tu es obéissante et docile je suis sûre que tu ris aux blagues des hommes »
« Je suis sûre que tu as employé le mot mignon quand un homme a fait preuve de maladresse ou de bêtise »
« je te reproche ce qui existe et ce qui n’existe pas
tout ce qui existe de mauvais et tout ce qui n’existe pas de bon
je te le reproche »
Choses qu’on dit dans une dispute, peut-être. Mais le sujet, c’est le mot lui-même :
parmi tous les mots tu as choisi celui-là »
« tu as des phrases dégénérées »
phrases au poids mortel :
« tu devrais te tuer »
« tu voudrais que je te sauve et que je te tue en un geste »
Il faut lire ces paroles avec les indications scéniques qui montrent le corps qui frappe, demande pardon, embrasse, prie, lèche les mains, s’endort. Se contenter de lire Zéro est un acte d’imagination gratifiant mais qui rend l’attente d’une mise en scène d’autant plus frustrante, surtout dans l’intensité des rapports qui opposent et lient les deux amantes. En s’acheminant vers la scène finale, la partition corps/mots se fait plus serrée, les gestes « s’accordent », les visages se font miroir, tandis que le tempo de l’anéantissement est donné.
« Tu voudrais qu’on soit zéro toi et moi »
Le mot est lâché, le titre explicité. Le signe de l’annulation est à la fois le cercle qui n’a ni commencement ni fin, et ce « trou » au milieu du visage. C’est ce nombre qui « absorbe tous les nombres »et les aspire vers le néant. Et c’est aussi « se taire », l’essai enfin réussi, le silence établi, le« parler sans parler ».
La parole ne retombe pas pourtant. Mais les deux filles en se parlant font ce qu’elles disent, disent ce qu’elle font.
« je m’endors dans ta main
oui
on va essayer de respirer au même moment
oui »
« et elles respirent dans la bouche l’une de l’autre »
Cette union, ce recouvrement parfait d’un corps par l’autre, cette pensée dans la tête de l’autre, cette respiration partagée, laissent une vivante et une morte. Et une mère, tandis que le corps devient terre.
Zéro est le premier texte que Laura Vazquez, dont on connaît le travail de poétesse et de romancière, écrit pour le théâtre, un texte qui suscite autant d’émotion que Le Livre du large et du long. On retrouvera dans cette tragédie cette attention passionnée pour le corps, toujours compris comme un ensemble de parties qui s’autonomisent, se combattent, se représentent, comme s’il y avait des synonymes corporels. Le langage, cherchant sans cesse sa distance, entretient avec le corps des rapports complexes, la nomination étant toujours précaire, inquiétante pour celui ou celle qui parle. Il y a danger à parler, et danger à se taire. Danger à parler, et à écouter. Comme le nombre zéro, le théâtre de Laura Vazquez nous ramène au point de départ. Mais quelque chose aura eu lieu, un défi aura été relevé.
(1) Les didascalies sont notées entre guillemets mais non en italique, contrairement aux voix.