Le feu et la transe

Dans la lignée de Roberto Bolaño et de Malcolm Lowry, La danse et l’incendie du Mexicain Daniel Saldaña París fait de Cuernavaca une ville-palimpseste à travers une fable cathartique où se rejouent les rapports entre l’art et le mal.

Daniel Saldaña París | La danse et l’incendie. Trad. de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry. Métailié, 224 p., 20 €

Rappelons-nous. C’est à Cuauhnahuac, du nom nahuatl de la ville, c’est à Cuernavaca, de son nom espagnol, que Geoffrey Firmin, le consul britannique d’Au-dessous du volcan, erre de cantina en cantina. Par une macabre ironie, ses dernières heures d’alcoolique flamboyant, de lyrique amant passionné, d’homme désespéré, coïncident avec la fête des morts mexicaine, qui ramène les défunts parmi les vivants. C’est à Cuernavaca, à Cuauhnahuac, que se déroulent les semaines qui, dans La danse et l’incendie, lieront de nouveau puis délieront à jamais les vies de trois anciens amis d’adolescence : Natalia, Erre, Lapin. L’épigraphe du roman de Daniel Saldaña París, empruntée à Au-dessous du volcan, souligne de quelle idéale parenté rêve le romancier : « La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de toute âme d’homme. » Car, dans l’un et l’autre roman, tournoient, se propageant telles des flammèches, se contaminant les unes les autres, passions de l’âme, histoire politique, climat de la terre chaude du Morelos. Si, au dire de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan est une « Divine Comédie d’ivrogne », il suffit à Daniel Saldaña París d’accentuer imperceptiblement la réalité pour en créer une autre, parallèle et exemplaire, ordinairement dantesque. Les maux sociopolitiques bien réels qui affligent Cuernavaca, notamment la violence liée au narcotrafic – séquestrations, exécutions, racket, fusillade –, n’apparaissent qu’obliquement dans le récit, tant les habitants y sont résignés. Par nos temps de bouleversement climatique, en revanche, la chaleur tropicale est, dans le roman, portée à l’incandescence : les incendies ravagent les bois, les collines et les monts qui enserrent la ville. Et qui diantre resterait lucide sous les continus effets toxiques de tant de fumée ?

Désormais parvenus à ce mitan symbolique de la vie où, dans la Comédie, on lâche toute espérance, les trois amis racontent à tour de rôle ces semaines de retrouvailles dans leur ville cernée par les incendies. Chorégraphe, Natalia tient un journal de création qui mêle les incidents de son quotidien à de longues notes de lecture sur la Hexentanz expressionniste de Mary Wigman, la chasse aux sorcières dans la Suède du XVIIe siècle, les épidémies médiévales de chorémanie, l’art brut et les convulsions des fous. Ce sont là les sources d’inspiration, consultées comme au trompeur hasard d’une promenade, qu’elle privilégie pour son prochain spectacle de danse contemporaine. Tenante d’un art disruptif, la jeune femme apprécie peu la malencontreuse entremise de son peintre d’amant, une célébrité locale, pour qu’elle dispose d’un espace culturel institutionnel : le célèbre mais décadent Jardin Borda qui, lors du fol empire que les puissances européennes voulurent fonder au Mexique, fit les délices de Maximilien d’Autriche et de Charlotte de Belgique. Voici l’un des nombreux lieux emblématiques de Cuernavaca que le roman visite et réinvente sous un jour désenchanté. Car, au long des récits successifs de Natalia, d’Erre et de Lapin, surgit – de projets chorégraphiques en déambulations, de souvenirs personnels en recréations de lieux historiques – la mutante forme d’une ville. Cuernavaca se voit dotée d’une vie transtemporelle en un palimpseste où se croisent époques et lieux. Daniel Saldaña París n’avait-il pas déjà dressé une carte poétique de sa ville d’adolescence dans un poème déambulatoire, telle rime indiquant de tourner à droite, telle autre à gauche ?  

Daniel Saldaña París, La danse et l’incendie
‘Catrina’, une des figures les plus populaires du jour des Morts (Cuernavaca, Mexique) © CC-BY-SA-4.0/Riccardofortephotos/WikiCommons

Empreint d’une acide drôlerie, le journal de bord de Natalia révèle par une subtile mise en abîme bien des ressorts de création qui animent La danse et l’incendie tout en dissimulant avec art les exactes intentions de la créatrice. De celles-ci, on ne saura rien dans les dernières pages du roman malgré le récit qu’Erre puis Lapin font des événements qu’elles semblent avoir suscités. Parmi les principes esthétiques de la jeune chorégraphe, s’impose la croyance voire la foi superstitieuse dans la confluence de motifs d’inspiration qui, malgré leur apparente hétérogénéité, trouvent à s’assembler ou à se faire écho pour aboutir à la forme et au sens de l’œuvre achevée – ou inachevée ? On reconnaît là des traits de « la composition comme explication » chère à Gertrude Stein, que reprennent dernièrement performeurs et chorégraphes. L’énigmatique débordement de la chorégraphie – dansée dans la ville là où on ne l’attend pas – qu’aura imaginée Natalia insinue le pouvoir performatif et médiumnique de l’œuvre d’art. Interprétant les forces latentes de la réalité environnante, l’œuvre les pousse à bout, leur donne ou leur prête corps, en une spectaculaire catharsis collective, aussi douloureuse que salutaire. Natalia, ou de l’artiste en apprentie sorcière.

Mais La danse et l’incendie s’amuse aussi du jeu des ruptures et des transmissions entre générations d’artistes. Natalia porte sur son compagnon, et sur leur relation, un regard aussi condescendant qu’attendri. Représentant de l’artiste mûr, trop reconnu pour sauvegarder sa liberté de création, le peintre Argoitia s’offre comme anti-modèle à la jeune créatrice rebelle. Trop intelligente pourtant pour se laisser prendre à ses propres leurres, Natalia devine qu’est bien mince le temps d’innovation dont jouit chaque génération éprise de son propre avant-gardisme. La génération suivante pourrait à nouveau apprécier les tableaux de son amant décati. Cette lucidité sur les fluctuations du goût et sur la précarité de la valeur esthétique au regard des modes et de la réception des œuvres rappelle l’ironique discours sur l’art et sur la littérature que tiennent nombre de personnages de Bolaño. On rit moins, cependant. 

Trentenaires, Natalia, Erre et Lapin gardent une traîtresse nostalgie de leur adolescence insouciante, tandis qu’ils fréquentaient le bien nommé lycée Arcadia, qu’ils perdaient leur virginité, s’aimaient et se blessaient d’amour ou d’amitié tendre, rêvaient à leurs œuvres futures. Malgré la vivace mémoire de leur amitié, le présent leur donne la mesure de leur désillusion. Car l’art ne pardonne pas davantage que l’amour. Le roman distribue les rôles exemplaires : si Natalia pratique avec une fausse nonchalance une authentique discipline d’artiste, son premier amour, Erre, a renoncé à ses ambitions de cinéaste. Lapin, quant à lui, persiste héroïquement, artistiquement, à vivre en éternel adolescent. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Le deuxième récit du triptyque, le plus proche d’une poétique hallucinée à la Malcolm Lowry, narre la distraite mais sûre descente aux enfers d’Erre, qui semble expier son abandon de l’art. Tout juste divorcé, endetté, sans emploi, perclus d’erratiques douleurs, menacé d’addiction à de puissants analgésiques, Erre est revenu à Cuernavaca et vit chez ses parents. Son errance le conduit de pharmacies en cafés minables dans les rues du centre de la ville où le trio d’amis misait naguère sur le hasard pour se croiser. Ses déambulations se doublent de divagations mentales qui miment les surprenants parcours de la douleur dans son corps. Possédé par le daimon de ses douleurs dansantes, Erre devient le vivant otage de la décadente modernisation de la ville, qu’il reconnaît à peine, tant elle est défigurée par les voies rapides et les centres commerciaux. Comme tant d’autres habitants de Cuernavaca, il entrera à son corps défendant dans la danse sacrificielle qui purge l’âme de la ville.      

C’est avec une paradoxale lucidité que Lapin narre l’épisode de chorémanie – ou ce que les rumeurs de la ville donnent pour tel – et les jours de panique et d’exode qui ont suivi. Claquemuré chez lui avec son père aveugle et visionnaire, il n’est guère qu’un témoin auditif non pas des événements mais de ces rumeurs, hilarantes de précision et d’inventivité, qui courent dans la rue. Son humour doux-amer, son goût pour les théories conspirationnistes qui pallient l’absurdité du chaos ambiant, font de lui un personnage tendre et désenchanté, proprement bolañesque. Son historien de père, M. Bertini, ne l’est pas moins, qui perçoit un espace-temps où se côtoient les jardins préhispaniques, les stars de Hollywood installées à Cuernavaca dans les années 1950, les petites amies de sa jeunesse militante. Sa foi marxiste dans la dialectique de l’histoire ne tient plus qu’à un fil, bientôt rompu au profit de sa perception poétique et anecdotique des temps de la ville. Quel espoir reste-t-il après la purgation ? Pour l’historien aveugle, un voyage afin d’entendre la mer une dernière fois ; pour le père et le fils, l’amour filial et l’amour paternel ; pour les lectrices et les lecteurs de La danse et l’incendie, le plaisir de l’énigme et les joies d’une rêveuse spéculation.