Averroès laissé dans l’ombre

Dès les premières pages de Le dehors dedans. Averroès en peinture, son auteur prévient qu’il n’abordera pas son sujet « en historien de l’art ». De fait, c’est en philosophe que Jean-Baptiste Brenet se penche sur les représentations picturales conjointes de Thomas d’Aquin et d’Averroès. Cela dit, de même qu’il serait imprudent d’examiner l’art médiéval sans recourir aux lumières qu’a jetées sur sa théorie un autre philosophe, Olivier Boulnois, dans Au-delà de l’image, paru au Seuil en 2008, les historiens de l’art se priveraient d’un éclairage tout aussi vif quoique plus circonscrit s’ils négligeaient la lecture du livre de Brenet.

 

Jean-Baptiste Brenet | Le dehors dedans. Averroès en peinture. Macula, 476 p., 45 €

Le point de départ de son étude lui est fourni par un grand panneau à tempera attribué au peintre siennois Lippo Memmi. L’œuvre a été exécutée pour l’église Santa Caterina de Pise sur le thème du Triomphe de saint Thomas d’Aquin l’année même de sa canonisation, en 1323. Le théologien y apparaît assis au centre d’une mandorle au-dessus de laquelle se déploient en arc-de-cercle Moïse, saint Paul et les quatre évangélistes, tous tendant vers lui leurs propres livres. Thomas d’Aquin a lui-même disposé plusieurs des siens sur ses genoux, faisant ostension de l’un d’eux, la Somme contre les Gentils, comme Aristote et Platon lui présentent les leurs depuis les bords du cercle ainsi formé. Au sein de cette assemblée, c’est cependant la figure d’Averroès qui intéresse Brenet, allongée aux pieds du nouveau saint, le regard mi-clos, son livre à lui retourné ouvert contre le sol.

Son intérêt vient de ce qu’en déterminant un type de rapport à la fois hiérarchique et spéculaire entre les deux philosophes, la mise en page de Memmi initie également un schéma de composition appelé à une longue et riche postérité. Parmi les exemples qu’il analyse dans les six chapitres suivants, Brenet identifie différentes formes d’exclusion picturale. Ainsi, chez Memmi, c’est le cercle qui « sert à décentrer, à chasser », écrit-il. Là où « Aristote et Platon sont aimantés par la force centrifuge », remarque encore le philosophe, « Averroès est refoulé par la force centripète », en sorte que « le cercle joue pour le penseur de Cordoue comme une clôture, il dit son “excentricité”, il le place en périphérie, dehors ».

Dans le cas d’une fresque anonyme de la même période, le début du XIVe siècle, redécouverte dans la basilique Santa Maria Novella de Florence en 2018 seulement puisqu’elle avait été significativement masquée, des siècles durant, par une Résurrection (1568) de Giorgio Vasari, le « père » de l’histoire de l’art, le signe d’exclusion est plus discret parce que davantage pictural. Comme dans une Glorification de saint Thomas d’Aquin du Maître des Effigies dominicaines de la même période, observe Brenet, « l’espace laissé au-dessous de lui ouvre un gouffre, en forme de siphon », si bien qu’« Averroès, dont personne ne semble se soucier, est suspendu au-dessus de l’abîme ».

Jean-Baptiste Brenet, Le Dehors dedans. Averroès en peinture,
« Triomphe de saint Thomas d’Aquin », Lippo Memmi (vers 1340) © CC0/WikiCommons

Dans les années qui suivent, notamment avec le Triomphe qu’Andrea di Buonaiuto a peint vers 1366-1368 pour la chapelle des Espagnols de la même basilique florentine, succède à ces marqueurs spatiaux l’indice gestuel de la mélancolie. Brenet y voit une confirmation de la position subalterne que continue d’occuper Averroès dans l’économie de la peinture chrétienne d’alors : « la posture saturnienne est ici le signe de la défaite ; ce n’est pas un Coran déchiré qui dit l’échec, c’est la tête posée dans la main ».

La peinture postérieure accentuera cette dissipation en montrant systématiquement Averroès endormi, c’est-à-dire, souligne Brenet, « impotent, démuni, épuisé ». À l’extase de Thomas d’Aquin, écrit-il, les peintres opposent alors « l’“enstase” du penseur perdu et figé en lui-même ». Non qu’il soit dénué de raison, seulement il ratiocine et ce faisant élucubre, comme l’énergumène qui est « travaillé du dedans », affirme le dominicain, là où son frère ennemi soutenait qu’il faut « séduire le dehors » pour penser. « On a peint Averroès comme corps cogitant, seulement cogitant, définitivement borné au fantasme », constate Brenet.

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Le cercle, le gouffre et l’abîme mélancolique participent ainsi d’une même logique qui pourrait se prévaloir des termes mêmes dont use le théologien pour décliner la lumière. La peinture-princeps de Memmi met en effet en évidence la position centrale qu’occupe l’auteur de la Summa theologica en le présentant illuminé par la lumière reçue (lumen) à travers un rayon (radius) provenant de la lumière-source (lux) de Dieu qui le couronne finalement, lui et son œuvre, de splendeur (splendor). 

« On pourrait lire aussi l’illumination dans l’autre sens », considère Brenet dans une note, « et considérer que les rayons viennent de Thomas d’Aquin et se portent jusqu’à l’œuvre des Grecs, dont l’Aquinate enrichit ou parachève l’interprétation, tout de même que la grâce achève la nature. » Par contraste, le philosophe andalou est pour sa part repoussé dans l’ombre, parce qu’en vérité – une vérité chrétienne, s’entend – il a moins transmis les lumières d’Aristote que ses commentaires n’en ont fait dévier les rayons, comme il a par là ignoré la lumière divine en se complaisant dans les ténèbres de l’hérésie. 

L’antagonisme entre les deux philosophes ne saurait donc être plus complet, et cependant, estime Brenet, il serait non moins vrai de dire des deux figures qu’elles se complètent. « La peinture est comme prise à son propre piège au procès de dénonciation : croyant peindre la nullité du livre fou, elle montre la centralité repoussée d’un livre-source. » En d’autres termes, en dépeignant la suprématie de l’un sur l’autre, la coprésence de Thomas d’Aquin et d’Averroès signale aussi une reconnaissance de dette. 

« On a voulu peindre sa gloire, on l’a rappelé à sa dette », soutient ainsi Brenet, qui élargit soudainement la perspective de son étude à partir d’un chapelet de phrases tirées d’Aristote qu’a reproduites Benozzo Gozzoli dans le codex qu’il place entre les mains d’Averroès dans son propre Triomphe (vers 1470-1471, musée du Louvre) : « Ces quelques lignes, lisibles pour qui veut voir, c’est le scrupule de la scolastique, c’est bientôt l’arriéré de l’Europe oublieuse », commente Brenet.

Jean-Baptiste Brenet, Le Dehors dedans. Averroès en peinture,
« Saint Thomas d’Aquin accompagné d’un frère, peut-être frère Réginald, confond Averroès », Giovanni di Paolo (1450) © CC0/WikiCommons

Cette dernière phrase en forme d’envoi donne son élan à toute la fin de son livre – un élan qu’on pourrait dire cornélien, en ce qu’« on ne triomphe pas d’un fou, d’un idiot, d’un chicaneur, d’un médiocre », insiste l’auteur, qui ajoute qu’« Averroès est un enjeu », tant scolastique et théologique que philosophique, nulle part mieux visible qu’en peinture, à condition, comme les lignes minuscules du tableau de Gozzoli y invitent, de ne pas « lire » les images trop hâtivement, que ce soit au regard d’aujourd’hui ou avec les seuls yeux du passé.

« En dépit de l’impression première, l’intérêt des représentations qu’on a vues réside dans le non-écrasement et l’ambiguïté que la figure d’Averroès revêt dans sa défaite », juge Brenet, qui ne suggère aucunement que cette « défaite » n’ait pas été actée philosophiquement et picturalement, mais, de façon plus subtile, que « toutes ces peintures – qui souffrent peut-être de réminiscences – sont des rappels ; elles n’exercent pas les entendements, elles veulent hanter les mémoires en replaçant sous les yeux sans cesse la ruine du plus terrible ennemi ». Or, « on ne représente pas sans risque celui qu’on défigure, l’adversaire dont on ampute si profondément l’“identité” et le rôle ».

Il n’est pas de triomphe sans débet, pas de victoire si totale qu’elle n’alimente le souvenir du vaincu puisqu’il faut bien s’emparer de son prestige afin d’atteindre la gloire, même si cela implique de renouveler sa mémoire. Par conséquent, l’« enjeu » que représente Averroès et que la peinture représente comme tel en le montrant défait par l’Aquinate est aussi d’ordre visuel et méthodologique, pour en revenir à l’histoire de l’art.

Le commentateur infidèle gît au sol, c’est indéniable, concède l’auteur, mais parce qu’il occupe cette position par rapport à son vainqueur, « il est mis “sous”, il est sup-posé, sous-jacent » à l’édifice philosophique qu’il a au moins en partie bâti sur sa réfutation autant qu’en faisant fond sur sa réputation. « Averroès, pensif, est sub-iectum. Il est le sujet de toutes ces peintures, leur sujet actif, mouvant », conclut Brenet, qui n’ignore rien des prolongements historiques et théoriques que ses lecteurs sont susceptibles de tirer de ses interprétations.

Il en est deux qui viennent immédiatement à l’esprit. Le premier, d’ordre théologique, impliquerait de comparer, dans l’art chrétien de la même période, les figures à demi-assoupies d’Averroès avec celles, debout mais les yeux bandés, de la Synagogue qui n’a pas su reconnaître l’Église. Le second prolongement, historique quant à lui, consisterait à se demander dans quelle mesure le prototype visuel que configure l’Averroès des triomphes de Thomas d’Aquin, en raison de cette même position allongée et de l’attitude résignée qui lui est attribuée, a pu nourrir et légitimé le stéréotype de « l’autre » arabe et musulman en vaincu apathique et fataliste qu’a abondamment véhiculé par la suite la peinture orientaliste, et avec elle tout un pan bien établi et toujours pas complètement abattu du discours colonialiste qui s’est forgé dans ses parages. Ce faisant, on s’éloignerait certainement quelque peu et de la période et de l’environnement intellectuel que restitue Jean-Baptiste Brenet dans son livre, mais peut-être pas tant que cela de l’état d’esprit dans lequel il l’a écrit.