L’héritage d’Averroès : entretien avec Jean-Baptiste Brenet

À rebours d’un certain essentialisme qui s’ignore dans son insistance à séparer la philosophie qui s’est faite et continue de se faire en Europe du reste du monde, notamment de l’espace de langue arabe, le médiéviste Jean-Baptiste Brenet (latiniste et arabisant), dans son nouveau livre intitulé Le dehors dedans, explore les silences des tableaux, projette les lumières de la connaissance sur un objet refoulé, voire occulté depuis des siècles : la part arabe de la tradition philosophique européenne.

Jean-Baptiste Brenet | Le dehors dedans. Averroès en peinture. Macula, 476 p., 45 €

Certes, penser et écrire l’histoire d’un trou de mémoire philosophique à partir d’une subtile et rigoureuse analyse de tableaux italiens peints entre le XIVᵉ et le XVIᵉ sièclepourrait surprendre. Mais, et le nouveau livre de Jean-Baptiste Brenet le prouve, un tel geste critique est nécessaire pour comprendre, verbe et image à l’appui, que, finalement, le semblant triomphe de l’éminent théologien dominicain Thomas d’Aquin (1225-1274) sur philosophe de Cordoue Averroès (1126-1198) n’est qu’un malentendu ancien auquel d’aucuns continuent d’accorder créance. 

Comprendre que l’héritage arabe qu’incarne la figure d’Averroès, le rôle central qu’il a joué dans la transmission et l’assimilation des philosophies grecques, n’est pas le « grand Autre » de l’Europe, mais le même dans toute la complexité de son inquiétante étrangeté, nécessite l’acceptation d’un décentrement qui bouscule, dérange. Donnant chair au séisme philosophique que la thèse averroïste sur la nature de l’intellect provoqua chez Thomas d’Aquin, la peinture décille les yeux, enseigne à voir sous un jour nouveau la civilisation humaine en train de s’enrichir de multiples et incessants apports. 

Dans vos précédents livres, parmi lesquels je citerai Averroès l’inquiétant (2015), Je fantasme. Averroès et l’espace potentiel (2017) et Que veut dire penser ? Arabes et Latins (2022), vous avez expliqué de façon rigoureusement détaillée pourquoi Ibn Rushd était la figure par laquelle « venait le scandale » dans la chrétienté médiévale. Pour commencer, pouvez-vous nous rappeler les principaux éléments du dialogue serré et souvent polémique que Thomas d’Aquin entretint avec l’œuvre et la pensée du philosophe d’al-Andalus ? 

Comme tous les scolastiques, qu’ils lui soient ou non favorables, Thomas d’Aquin lit tout ce qu’il peut des Commentaires traduits de l’arabe au latin qu’Averroès avait faits des œuvres d’Aristote : sur la Physique, le traité Du ciel, la Métaphysique, le traité De l’âme, les Seconds analytiques, les Petits traités d’histoire naturelle, etc. Il le lit, il y puise, il s’en sert pour affiner ses propres interprétations du maître grec pour lequel il a, lui aussi, opté, et dont il intègre la philosophie à sa vision de la théologie. Sur l’âme, toutefois, quelque chose ne passe pas. C’est même plus : un scandale. Averroès en est arrivé à l’idée qu’existe un seul intellect pour toute l’espèce, qu’il est séparé des individus et éternel, et Thomas d’Aquin, bientôt suivi par presque tous les maîtres, y voit la ruine de la rationalité humaine. Parler, comme Averroès, d’un « corrupteur » plutôt que d’un « commentateur », c’est conclure à l’absurde : l’homme ne pense pas. La pensée serait impersonnelle, extrinsèque et figée. Réduit à l’état de corps imaginant, sinon d’animal, l’individu n’y jouerait au mieux qu’un rôle d’objet. C’était pour Thomas la négation de l’humanité même de l’homme, la fin de la politique, de la morale, de l’eschatologie. L’opposition se fait là, sur cette question – en termes modernes – de la « subjectivité ». On y ajoutera l’idée qu’Averroès inventait une doctrine hypocrite de la « double vérité », selon laquelle on pouvait croire par la foi à un dogme dont on démontrait le contraire par la raison. Averroès en tire pour des siècles, en Europe, son statut ambigu d’exégète incontournable et maudit.

L’idée de votre livre est originale, un décentrement bouleversant de la pensée. Comment faire œuvre de philosophie en méditant et en analysant les silences de peintures italiennes réalisées entre le XIVe et le XVIe siècle ?

Je ne suis pas historien de l’art, en effet. Textes à l’appui, j’essaie de lire ces peintures d’un œil « philosophique » en évaluant la transposition de l’écrit en images. Qu’est devenue la dispute théorique ? Qu’est-ce qui est « passé », a été retenu, accentué, ou ne l’a pas été ? Et de quoi ce crible ou ce triage, avec ses choix, ses manques, ses travestissements et ses occultations, est-il le signe ? Il faut se fonder sur la longue querelle de l’averroïsme pour l’apprécier. J’aborde les représentations sous cet angle.

Jean-Baptiste Brenet, Le Dehors dedans. Averroès en peinture,
« Triomphe de saint Thomas », Anonyme (XIVe siècle). « Résurrection », Giorgio Vasari (1568) (Florence, basilique Santa Maria Novella) © Jean-Baptiste Brenet

Le sujet principal de ces peintures est le triomphe des lumières de Thomas d’Aquin le chrétien sur Averroès le musulman, l’Arabe. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’esthétique commune à ces Triomphes et sur leur orientation idéologique ? 

Il s’agit de glorifier le saint chrétien. On le place au centre, par conséquent : en majesté, rayonnant, ou en chaire, dans la position du Magister qui enseigne. Au-dessus de sa tête, on trouvera parfois Jésus, les évangélistes, puis Paul et Moïse, dont il reçoit l’illumination divine et sacrée ; à ses côtés, comme un appui second, deux personnages (dont l’identité va varier de façon significative) : Aristote et Platon, au départ, les maîtres du savoir grec dont Thomas serait l’héritier direct et exclusif ; le pape et Charles Quint, à la fin, tandis que les Ottomans « menacent » à l’est et qu’on prétend, à l’ouest, conquérir l’Amérique. Thomas d’Aquin est la synthèse parfaite de la vérité, son point d’harmonisation, qui à la fois instruit, édifie, et corrige. Averroès, au sol, sert à cela. Il représente l’adversaire vaincu, défait, aux pieds du saint. Mais ce n’est pas le commentateur d’Aristote qu’on a peint, alors que Thomas le contestait sur ce terrain-là. Il est l’impie. Barbu, enturbanné, Averroès est le symbole de l’islam ennemi. De l’exégète hétérodoxe, autrement dit, les peintures ont fait un musulman infidèle. Averroès y est devenu le « dehors » que le christianisme, incarné par Thomas, écarte et domine. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

À rebours de la déférence que les Triomphes expriment à l’égard de Thomas d’Aquin, serait-il juste de voir en Averroès le véritable sujet de ces tableaux ?

C’est l’un des retournements que je propose, dans l’idée que la peinture « ruse ». Non seulement Averroès n’a pas disparu, il n’a pas été « cancellé », totalement nié, mais il est là, en plein milieu, en quelque sorte, ou au beau milieu, comme on le dit d’une chose à la fois centrale et embarrassante, incontournable et gênante. Il est « sujet » au sens littéral, comme un élément sous-jacent, supposé, radical, ce qu’Averroès fut bien, de fait, pour la pensée scolastique et européenne. Avec Thomas, d’ailleurs, il forme un couple, et, même négativement, c’est un hommage que la peinture lui rend puisque l’Aquinate, en somme, est grand de la grandeur de son ennemi. Du reste, il n’est pas écrasé, piétiné. Son allure est songeuse, méditative, c’est celle, ambivalente, du mélancolique à la fois malade et génial. Averroès est pensif, il cogite. Quoi qu’on ait visé, on l’a peint dans la position même qui caractérise sa philosophie : par ses images, chacun, le temps de sa vie, tâche de s’approprier l’intellect commun. Averroès absorbé face à nous offre comme une alternative séduisante au dogme qu’illustre Thomas.

Jean-Baptiste Brenet, Le Dehors dedans. Averroès en peinture,
« Averroès », panneau provenant du « Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur les hérétiques », Giorgio Vasari (1571) © Collection particulière/D.R.

Les peintures italiennes que vous étudiez donnent chair à une certaine volonté de la philosophie européenne d’oublier, voire d’occulter, sa part arabe qu’incarne l’inquiétante figure d’Ibn Rushd. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « le refoulement de la pensée arabe en Europe » ? 

J’entends par là ce que le premier tableau de la série des Triomphes, celui de Lippo Memmi, à Pise, montre dès le début du XIIIe siècle. On doit avoir en tête que le savoir grec ne parvient pas d’un bloc et directement à la scolastique. Si des traductions du grec au latin ont existé, l’Aristote que fréquente Thomas est pour une part un Aristote « arabe » sauvé, traduit et relancé en contexte islamique. C’est ce qu’explique la translatio studiorum, ce transfert des centres d’études et du savoir qui, d’Athènes à Cordoue, en passant par Bagdad et Damas, conduit la philosophie et la science, autant altérées qu’enrichies, jusqu’aux Latins du XIIe et du XIIIe siècle. Mais le peintre de Pise, lui, choisit le court-circuit. De ce long processus de production et de transmission du savoir, Averroès est exclu. Il n’hérite de rien (aucun rayon n’arrive jusqu’à lui), il ne donne rien (aucun ne part de lui), c’est l’orphelin stérile. Dans la partie dorée du panneau, Aristote et Platon rayonnent par leurs livres jusqu’à Thomas d’Aquin, là où Averroès, dans la partie sombre, basse, est sans la moindre influence positive. Avec lui, c’est la pensée arabe dans son entier qui se voit radiée du processus d’élaboration et de diffusion de la science. C’était un travestissement. On tronquait la réalité, on l’amputait, et Thomas le savait bien, lui qui devait à Averroès sa solution au problème de la vision de Dieu par essence – avant de barrer le passage de son manuscrit qui indiquait cette paternité embarrassante. C’est là qu’est le refoulement, c’est-à-dire l’incapacité d’assumer l’héritage et la dette, et nous n’en sommes pas véritablement sortis. C’est ce qui explique le retour insistant de la figure d’Averroès. Comme l’écrit Kafka à la fin de son petit texte de 1920, « Communauté », où cinq « amis » refusent d’en admettre un sixième : « Il a beau faire la moue, nous le repoussons avec notre coude ; mais nous avons beau le repousser, il revient. »

Pensez-vous qu’il serait possible, dans un avenir proche, de lire dans des manuels de philosophie des pages qui présenteraient le musulman, l’Andalou et l’Arabe Averroès comme un « philosophe européen » ?

Si c’est pour penser une identité intellectuelle plus riche, plus subtile, « traversière », contre les blocs religieux, militaires ou géographiques, c’est non seulement possible mais nécessaire. Ce n’est rien d’autre que l’histoire réelle des textes et des idées. Averroès fut bien un élément de la philosophie européenne, et non pas son dehors ou son « autre ». Mais s’il s’agit de fondre tout Ibn Rushd dans cet Averroès-là, de l’y réduire, pour reconduire l’européocentrisme, il faut y résister. Décentrons-nous, sortons du cadre. C’est aussi l’une des leçons de l’Averroès songeur.