Avec ses deux livres publiés aux éditions Fata Morgana, Édouard Chalamet (qui a établi, présenté et annoté la belle correspondance entre Gabriel Bounoure et André Suarès parue chez Gallimard en 2023) impose une écriture et un regard singuliers. Il fait de la note un principe d’écriture fécond et délicat.
Édouard Chalamet « lit, vend des livres et prend des notes sur le quai d’une grande ville ». Les livres qu’il écrit sont justement fondés sur cette pratique de la prise de notes. Chez lui, noter se situe quelque part entre la lecture et l’écriture : la note trace les voies qui mènent de l’une à l’autre, tire la liaison, marque l’union. Ou, pour le dire avec des mots que j’ai soulignés ici : « cueill[ir] des mots, çà et là, dans les flots du discours continu » (Reliques) ; et là : « Nous relèverons des choses immémorables dont nous ne nous serions pas souvenus faute d’idées, d’histoires auxquelles les raccrocher » (Aubades). La cueillette est attentive et l’herbier délicat. En lisant deux beaux livres qu’il a publiés chez Fata Morgana (le premier l’année dernière, le second ce mois-ci), je me suis retrouvé face à certaines des pensées qui me viennent lorsque j’ouvre des livres d’autres auteurs de la vénérable maison qui le publie : Henri Michaux ou Edmond Jabès, pour ne citer qu’eux. Des auteurs qui déploient dans leurs livres une poétique et s’interrogent chaque fois sur le mouvement de l’écriture qui leur donne forme.
Dans Reliques d’un monde vacant, le narrateur, qui est certainement l’auteur, tisse ses pensées autour des notes d’un personnage nommé Eliot Saulx dont la biographie énigmatique ouvre le recueil et qui, de la note, semble faire profession :
« Il a certainement existé, par moments.
Existé, à l’occasion de brèves rencontres dont, disait-il, certaines phrases adventices pourraient bien être le sceau, l’œil, ou peut-être la clef.
Il n’y aurait, en toute rigueur, rien de plus à dire d’un notier. »
Chalamet utilise ce mot, « notier », en déroutant un terme de pêche dont le Littré (et seulement lui, le mot est absent des autres dictionnaires) donne la définition suivante : « Mousse qui détache les noues ou les nauts de la grosse arête dans la préparation des morues. » Le notier étymologique découpe la tête et les viscères (les « nauts ») de gros poissons. Eliot Saulx, lui, est une sorte de mousse métaphysique – un « saint sans dieu » qui taille ses pensées dans les entrailles du monde désarêté où il navigue : « Plus d’arête, ni de centre. » Le monde, dans les notes de Saulx, se déploie hors de toute causalité, de tout principe de fixité ou d’identité, « comme si la note n’était que l’ouverture, le seuil d’un livre blanc », commente le narrateur. Charge à ce dernier de faire de ces notes un livre, de les lier et délier, de les mettre en forme, les penser, les classer, les numéroter, y mettre des chapitres et des titres. Il s’agit de construire autour de ces reliques un reliquaire – « pas l’écriture d’une œuvre, mais une pratique : la clarification, l’affûtage réciproque du voir et du dire » :
« Il trouvait les choses assez étranges comme ça.
Ce qui le fascinait, justement, c’était que les choses ne ressemblent à rien. Il cherchait des images qui seraient assez précisément le contraire de ce qu’on appelle des images. »

Comme le Plume de Michaux, Eliot Saulx « ne disait jamais que des choses simples, mais il me fallait toujours, après coup, une sorte de contorsion pour en retrouver la clarté […] il marchait si lentement qu’il fallait, pour le rattraper, s’adonner à d’assez étranges détours ». Ces détours, Chalamet les met aussi à profit pour décrire les rayons de la bibliothèque dans laquelle il écrit et où l’on croise pêle-mêle Robert Musil, Nietzsche, Baude Fastoul, Baïf ou un pèlerin qui évoque celui d’Angelus Silesius. Il ne s’agit pas simplement de prendre des notes, mais de prendre note : apprendre, constater, reconnaître – peut-être même se souvenir.
Les Aubades, son second livre, nous amènent sur une butte, située quelque part entre le Mont Analogue et la montagne où Celan situe son extraordinaire entretien. Une butte où un homme (gardien du lieu et employé de mairie) et son « ami » (muet, peut-être absent, peut-être chat, pierre, ou enfant) montent tôt le matin pour ne rien faire, juste pour voir, pour répandre des paroles en l’air, et s’adonner à de « longs égards » :
« Mon ami, nous ne serons plus du jour, nous ne serons plus de la nuit. Nous serons de ceux qui se tiennent au cœur d’un grand hiatus, nommé aube. S’il nous faut encore un nom, mon ami, nous serons – matinaux. »
Ils gravissent la montagne dans ce temps hors temps où tout dort encore et où la lumière révèle peu à peu les choses et les reliefs, et ils se rendent ainsi attentifs au monde :
« Ah ! il y aura lieu de s’attendre à des événements insoupçonnées – mais en dehors de toute idée d’action, de destin ou de volonté. Et peut-être en viendrons-nous à admettre et, qui sait ? à comprendre des choses improbables. »
En chemin, la rencontre d’arbres, d’insectes et d’oiseaux, de pierres, de mousses et de nuages produit un sentiment d’improbable : une présence, bouleversante, qui se passe de preuves. Les personnages font l’expérience d’un monde hors de toute utilité, dont on ne peut faire que le constat, ou l’éloge. D’où la nécessité de le dire ou le chanter – « d’une nécessité qui serait plutôt de l’ordre de la joie » – pour que l’esprit en saisisse quelque « lueur nourricière ». Chalamet puise ici aux sources d’une poésie envisagée comme circulation, assimilation, rencontre du monde et de notre solitude.
Et qu’observent-ils au sommet de la butte ? Pas grand-chose, à en croire les comparses qui croisent des vieillards sur le chemin du retour : « nous songions à nous excuser de les voir ainsi monter pour rien ». À moins que nous n’y trouvions justement le livre que nous tenons entre les mains, Aubades. C’est cela que laisse filtrer, délicatement, Chalamet : ce cheminement, cette attention portée aux choses « en dehors de toute idée d’action, de destin, ou de volonté », c’est le mouvement même de l’écriture :
« Qu’on se taise pour voir, et pour voir seulement ; qu’on la taise, la présence, et elle se dissipe. Il nous fallait encore, et il nous faudra toujours encore lui trouver un langage. »
Ce que, chemin faisant, Chalamet aura trouvé comme langage à cette « présence », c’est une espèce de prose rêveuse, errante et raffinée où la note apparaît finalement comme une manière d’appartenir et de participer au monde.