Mêlant l’essai au récit autobiographique, La Realidad, deuxième livre publié par Neige Sinno après Triste tigre en 2023, nous invite à suivre une narratrice dans les élans, les passions, les détours d’un double voyage. Le premier, réel, la conduit au Mexique. Le second, métaphorique, nous engage à méditer avec elle sur la réalité, l’altérité et la littérature. On voyage sur la moto de Mario Santiago, comme dans un poème de Bolaño, ou à dos d’âne sur les sinueux chemins de la pensée.
Elles sont deux, les jeunes voyageuses : Maga, l’enthousiaste Andalouse, et Netcha, son amie française, plus réfléchie. Parties de Détroit, où elles enseignent, les voici au Chiapas en 2003, près de dix ans après le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale le premier janvier 1994. Étonnant le monde, les combattants mayas troquent bientôt leurs armes contre la parole politique et la pratique d’une exemplaire démocratie participative dans leurs communautés autonomes ou caracoles des montagnes du sud-est du Mexique. Parmi eux, le mythique sous-commandant Marcos fait briller leurs communiqués par l’éloquence espiègle, rythmique, inspirée qu’il manie telle une fronde contre les oppressions que subissent les peuples autochtones.
C’est lui que Maga rêve d’approcher, faisant de cette rencontre le but ultime de leur voyage. Malgré ses doutes sur le bien-fondé de ce projet – que diable pourraient-elles apporter à Marcos et aux zapatistes ? –, Netcha cède aux arguments de son amie, irréfutables tant ils sont mus par le désir. Tandis qu’à San Cristóbal elles cherchent un contact qui les mette sur le bon chemin, elles s’initient à la vie joyeusement marginale des milieux de la contre-culture, y rencontrent Bárbara, une magnétique actrice qui règne en pythie sur les soirées du bar Revolución. Enfin, elles apprennent que Marcos se trouve à La Realidad, un village autonome des montagnes. Rien de plus magique que le nom de ce lieu, preuve s’il en est que le héros existe en chair et en os, que la réalité surpasse le rêve. Sitôt entendu ce sésame, sitôt parties. Mais voilà les deux aventurières mises à la dure épreuve de l‘autre face de la réalité, risquant le viol dans le sinistre hôtel d’un village d’étape tout aussi sinistre, contraintes de renoncer à poursuivre leur voyage, si près du but !
De cette anecdote exemplaire, La Realidad tire le fil de sa réflexion sur le rapport entre rêve, fantasme, mythe, littérature et réalité, réalité, réalité. On s’y cogne, à celle-là, toujours recommencée, toujours fuyante, qu’il s’agisse de celle des autres, de la sienne propre, du lieu enfin réel de l’utopie. Et pourtant, comment ne pas vouloir s’en approcher, par tous les moyens, en empruntant tous les chemins, comme cet âne têtu, égaré dans les rues du village hostile mais guidé par la marque blanche qu’il porte au front. Alors on y va. Où ? on verra bien.

L’un des chemins, c’est le récit du voyage ou des voyages. Comment mieux dire, au départ, votre quête de compréhension, alors qu’on vous répète que vous n’y comprenez rien, à cette réalité du Mexique, de la lutte zapatiste, des Mayas du Chiapas qui parlent, les uns tzeltal, les autres tzotzil ou tojolabal ? Vous en convenez, vous n’y comprenez rien, et c’est ce que vous dit Bárbara la pythie. Mais justement, l’art de la vie et l’art tout court ne consistent-ils pas à chercher du juste et du vrai ?
Rien de tel que les anecdotes pour faire éprouver aux lectrices, aux lecteurs, le monde chaotique, bigarré, plein d’espoir des jeunes et moins jeunes résidents du San Cristóbal contestataire ou libertaire de l’époque. Rien de tel pour dire l’ardeur voyageuse des deux amies lancées sur les chemins, retournant au Mexique pour y faire du théâtre de marionnettes et y collecter des légendes de revenants en échange de lentilles au chorizo. Certaines péripéties illustrent avec une bienveillante autodérision d’inévitables malentendus : Maga s’entête à apprendre le travail du filigrane d’argent auprès d’une joaillère mazahua qui l’en décourage, avec une sage courtoisie, par ses actes et non par ses mots. Au Mexique, on ne refuse jamais un service.
Le deuxième chemin vers la réalité, c’est l’écriture de l’essai, qui se ramifie en critique littéraire, réflexions linguistiques et donc politiques, examen de la formation propre, et qui de loin en loin recroise le précieux chemin du récit ou y revient. Car, pour Netcha-Neige, l’énigme la plus saillante de la réalité, c’est, dans cette rencontre avec le Mexique, l’altérité radicale des Indiens. Vaillante, scrupuleuse, tenace, elle traque les idées reçues, les violences fantasmatiques, les visions utopiques avec lesquelles la culture occidentale a instillé en elle une « vision de l’autre qui [l’] en sépare infiniment et qui fait que cette différence radicale ne peut être abordée que depuis l’angle de l’oppression ou de la divinisation ». Elle montrera ensuite qu’il « existe pourtant d’autres modes de relation ». D’abord, il faut creuser, et les lectures de l’adolescence remontent du passé : celle du Voyage au pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud, l’éblouissant visionnaire ébloui par les danseurs-soleils d’un rituel tarahumara auquel nul ne sait s’il a réellement assisté. Exercice d’admiration critique, la partie « Artaud dans le bardo » cite de longs passages d’écrits du poète, imagine avec une pointe d’humour zen – ou indien – sa pénible ascension de la sierra tarahumara, dit l’amoureuse défiance de la lectrice adulte envers celui qui cherchait auprès des Indiens comment « guérir la vie ». Malgré son innocente dévoration de l’autre, songe-t-elle, n’y aurait-il pas quelque raison dans la folie d’Artaud ?
Cette part de raison, Neige Sinno la met en regard avec les questions linguistiques et politiques que démêle l’essayiste mixe Yásnaya Elena Aguilar Gil. Que désigne donc au Mexique le terme, censément respectueux, d’« indígena » sinon, indistinctement, les non-métis pourtant si divers, voués à l’intégration par le gouvernement post-révolutionnaire des années 1930 ? Passant de l’espagnol au français, l’autrice fait miroiter les connotations contraires des mots, toujours faux, qui nomment l’autre : indio / Indien, indígena / indigène. Elle dialogue avec le Jeune Homme Hogan du Livre des fuites de Le Clézio, avec l’écrivain lui-même dans son « devenir indien », sincère et consciente chimère de qui veut échapper à sa condition d’Occidental. C’est pour mieux opposer ce rêve fécond à la réalité de sa première expérience conviviale, à douze ans, avec des Indiens contemporains. Le récit du séjour de ces Lakotas invités dans les Hautes-Alpes se fait doucement démythificateur, subrepticement drolatique. Les hôtes sont étonnés : leurs invités, certes, sont des Indiens, mais ce sont aussi des Américains. Le jeune homme qu’héberge la famille de Neige réclame du Coca, boisson exclue de l’économie domestique ; il partage avec la gamine, fascinée par tant de modernité, les écouteurs de son walkman. Les chants, les danses, les rituels de purification des Lakotas allient la précision à l’apparente insouciance, l’amusement à la profondeur de la spiritualité. Rien de tel, on le voit, que l’expérience pour dessiller les unes, les uns, les autres. Nous, avec un peu de chance, qui en lisons le récit.
Des étapes à franchir, pour connaître, cette fois, deux ou trois choses de la réalité des zapatistes mayas, il en reste. Deux chroniques des trois séjours de Neige Sinno dans un même village autonome nous y emmènent. Elles sont précédées ou veinées de réflexions sagement incisives qui mettent à mal idées fausses et idées reçues : sur la nécessité, plutôt que de se demander qui est Marcos, de penser ce qu’il est (« l’inverse de l’homme blanc ») ; sur l’insinuation voilée d’un ami mexicain lorsqu’elle cite Marcos ou écrit sur lui (« Ce n’est pas ta lutte ») ; sur l’assignation identitaire qu’elle ne cesse de recevoir alors qu’elle est mexicaine ; sur le désavantage, à rebours de l’avis général, d’avoir une double culture – ce n’est pas un plus mais « un moins qui parfois te pèse, parfois te libère ».
Les zapatistes s’empressent de convier leurs sympathisants à étudier leur pratique de la démocratie participative et leur lutte quotidienne alors que, vingt ans après leur soulèvement, l’actualité politique mexicaine s’est détournée d’eux. Le nom même de cette rencontre, pourvu d’un suffixe affectif, La Escuelita, en dit long sur l’éthique zapatiste. Cette même modestie résolue, cette affectueuse manière de poser sa parole, guident le récit de l’expérience zapatiste, égayé par l’anecdote des menues transgressions, économiques et alimentaires, que partagent, soulagés de laisser là les demi-mensonges, la petite famille de l’autrice et ses hôtes mayas. Mais l’émotion va crescendo, car l’on touche la mystérieuse jonction entre réalité et littérature dans le chapitre « Rencontres de femmes qui luttent (idées postconçues) », qui narre les deux séjours de Neige Sinno au caracol de Morelia lors de manifestations féministes convoquées par les femmes zapatistes. La première rencontre, plus festive, fait découvrir à la future autrice de Triste tigre la merveilleuse sensation de sécurité que procure un rassemblement sans hommes, où nul prédateur ne saurait menacer sa fille de six ans. Le récit de la seconde, consacrée aux violences faites aux femmes, nous fait entendre, à travers un « nous » performatif, les témoignages des affligées et des indignées sur ces crimes. Ceux de maintenant et ceux de toujours, ceux du Mexique et ceux d’ailleurs. De la tristesse naît la lave de la colère. De la parole collective, le bouillonnement du livre à venir. Il fallait d’abord écrire en espagnol, à dos d’âme, La Realidad, qui paraît maintenant en français. ¡Enhorabuena!