Désarroi de guerre 

Dror Mishani, professeur de littérature à l’université de Tel Aviv et auteur d’excellents romans policiers, livre aujourd’hui le journal de guerre qu’il a tenu d’octobre 2023 à mars 2024. Comment écrire, lire, vivre en temps de catastrophe ? Comme paralysé par un réel effroyable, le romancier essaie de répondre.

Dror Mishani | Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, 164 p., 20,50 €

Le 7 octobre, à Toulouse, alors qu’il se trouve à un festival de littérature policière, Dror Mishani reçoit un message de sa femme lui signalant qu’en Israël « c’est un sacré bordel ». Dans l’avion du retour, maintenant informé de la gravité des événements, il rédige un article pour Haaretz dans lequel il exprime le vœu que son pays fasse preuve de modération pour éviter « un engrenage de souffrances ». Vain espoir, bien sûr.

Après ce début, Au ras du sol se poursuit, moins en « journal » comme son titre l’indique, qu’en chronique thématique d’une guerre vécue à l’arrière : séances sur zoom avec les étudiants, aide apportée aux agriculteurs, discussions familiales, réflexions littéraires… tout cela au milieu d’une propagande incessante et d’une haine terrible. Mishani, incapable de reprendre le roman qu’il a commencé, ne peut que se poser la vieille question de l’utilité de la littérature en temps de catastrophe. Pourquoi écrire ? Il ne se demande pas, en revanche, pourquoi lire, tant la lecture, en particulier celle du livre d’Ézéchiel, de l’Iliade, d’ouvrages sur Fanon, dont il s’est saisi avec ce « sixième sens, […] qui […] guide vers les bons textes, au bon moment », offre un canal à ses émotions et des modèles de compréhension pour ce qui se déroule.

Dror Mishani, Au ras du sol : journal d’un écrivain en temps de guerre
Déblayage de la tour Aklouk détruite par un missile israélien (Gaza City, 8 octobre 2023) © CC-BY-SA-4.0/Palestinian News & Information Agency/WikiCommons

 « J’ai, dit Mishani, besoin de mots pour adoucir les phrases empoisonnées que j’entends et lis à longueur de journée » ; et derrière les « mots », il sous-entend les images, les histoires et les idées qui donnent intelligence et beauté à la vie. Les passages qui sont ainsi, au fil des pages, choisis et commentés de l’épopée homérique, de l’histoire de Samson, des malédictions d’Ézéchiel… apportent une vision de la violence et de la destruction bien différente de celle que les médias dispensent ad nauseam.  

Autour de lui, hormis peut-être un fils adolescent plus ou moins mutique, sa famille paraît, à l’image de l’ensemble de la société israélienne, sûre de ce qu’il convient de sentir et penser : son frère attend presque serein une « guerre générale », sa mère répète que « le Hamas est pire que les nazis », sa fille, addict aux images vidéo du massacre du Hamas, s’aligne sur l’opinion générale qu’« Israël n’a fait que se défendre », etc. Quelle place y a-t-il pour les incertitudes de Mishani, sa commisération envers tous ? Presque aucune ; il n’essaie d’ailleurs de les partager ni avec sa famille, ni avec son analyste avec laquelle il a interrompu ses séances, ni, nous apprend-il, avec ses concitoyens, puisqu’il n’a pas souhaité qu’Au ras du sol soit publié en Israël.

Dans la dernière page du livre, Mishani songe à se remettre à l’écriture romanesque, à reprendre ses sessions d’analyse, soulagé que « les représailles [d’Israël] [aient été] mesurées et l’apocalypse repoussée ». Mais c’était en mars 2024 ; aujourd’hui, un an plus tard, Gaza est totalement détruite, 50 000 Palestiniens sont morts (les autres ayant le choix de rester et mourir de faim ou de partir) tandis que la Cisjordanie se trouve, selon les termes d’Oxfam, en voie de « gazafication ». Quel livre l’auteur écrirait-il donc maintenant, alors que « l’apocalypse », loin d’avoir été « repoussée », est en cours ?  On se le demande.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Ce d’autant plus que Mishani, à la fin d’Au ras du sol, donne parfois à sa réflexion un tour assez radical. Il évoque en effet, non plus « une violence partagée », une cruauté généralisée, dans lesquelles les dieux de l’Olympe ou celui de la Bible auraient leur part, mais, inspiré par Frantz Fanon, une situation coloniale génératrice d’une « guerre qui ne s’arrêtera pas avant que le colonisé ne se libère de l’assujettissement dans lequel il vit [par] une lutte sanglante, cruelle et destructrice pour les deux parties ». 

Il évoque également, après avoir vu La Zone d’intérêt au cinéma, la « capacité » qu’ont les Israéliens de vivre « normalementle long d’une clôture ou d’un mur » (mais bien sûr, ajoute-t-il, « ne compare pas ! »). La volonté de ne rien savoir des contreparties et des conséquences qu’implique sa propre existence pour une partie exploitée, ostracisée, violentée de la population n’est pas une prérogative israélienne, mais, en temps de nettoyage ethnique (Mishani n’emploie pas le mot et ne le reprendrait probablement pas), elle paraît encore plus terrifiante. Dror Mishani nous le rappelle. 

Retrouvez nos articles sur les littératures israéliennes et palestiniennes