« On n’est pas artiste sans qu’un malheur s’en soit mêlé », écrit Jean Genet, dans Le funambule, le long poème en prose qu’il dédie en 1957 à son ami Abdellah Bentaga, artiste fildefériste. Olivia Rosenthal, en s’intéressant à son tour aux funambules, semble reprendre cette phrase à son compte pour en faire le fil souterrain de son récit. Mais elle le tisse avec d’autres dans un texte surprenant dans sa forme et vraiment envoûtant.
Les fils, on peut les tendre ou les enrouler. Olivia Rosenthal s’intéresse aux deux façons de faire avec eux qui ne sont pas toujours compatibles. Les fils de fer, les fils de soie, les fils à coudre, le fil de la vie, le fil du récit. À propos de ce dernier, elle remarque subtilement qu’aujourd’hui on ne parle plus de « fil » narratif, mais d’« arc » narratif ; « la technicité de l’écriture est en train de nous submerger », dit celle qui enseigne dans le master de création littéraire de Paris 8. J’avais noté moi aussi cette disposition du langage actuel, et c’est pourquoi cela m’a amusée. L’arc tend à tirer une flèche pour atteindre sa cible. Or, que veut dire pour un récit d’atteindre sa cible ? Son public ? Mais sait-on toujours qui il va être ? Sa fin, son destin de récit ? Mais l’imagine-t-on toujours en commençant ?
La dimension métacritique d’Une femme sur le fil est l’une de ses forces (la quatrième de couverture parle de « making-of », et cela revient au même). Olivia Rosenthal nous ouvre son atelier ; elle nous raconte en le racontant les détours, les inquiétudes, les difficultés et les deuils qui font qu’elle tente de raconter ce qu’elle raconte. Ce n’est jamais théorique, mais du vécu vivant : « dans le tourbillon où on entre pour chaque livre, on est aspiré par un cône aux parois duquel on se cogne, et […] ces parois marquent la limite entre ce qu’on tient pour acquis et ce qu’on ignore ». Ce récit de son récit, qu’elle tisse avec ce qu’elle veut raconter, est profondément touchant. Cela n’a rien d’un arc, ce serait plutôt une pelote, mais ça atteint une cible.

Olivia Rosenthal choisit une forme que je l’avais déjà entendue pratiquer en conférence-performance mais dont elle fait pour la première fois un livre : la suite numérotée. Ici, mille entrées de longueurs variables, qui vont de l’aphorisme au micro-récit. Le tour de force est que ces entrées ne sont pas détachées comme des « pensées » ou des « maximes ». Elles sont précisément reliées les unes aux autres par plusieurs fils distincts qui finissent par s’enchevêtrer et donner à voir une forme.
Le premier fil est celui de l’histoire de Zoé (« pseudonyme de qui ? »), petite fille intranquille, figée dans les couloirs à la sortie de l’école car elle ne veut pas rejoindre son oncle aux « mains baladeuses » qui l’attend dehors. Dans la suite de ce premier récit, on la retrouve plus grande, assez forte pour résister aux assauts, pas encore assez pour penser qu’elle pourra porter plainte un jour, même si, autour d’elle, la société en parle. Elle aura vingt ans après sa majorité pour le faire, ou bien trente ans si c’est un viol. Mais qui décide où est la frontière entre l’agression et le viol ?
Le deuxième fil est celui d’une enquête menée par la narratrice auprès des funambules : enquête historique (qui nous conduit de la première personne, une femme, Maria Spelterini, à avoir traversé sur un fil les chutes du Niagara, les yeux bandés en allant en avant puis en arrière, sans faire demi-tour, à Philippe Petit qui a tendu son fil clandestinement entre les deux tours du défunt World Trade Center pour parcourir ce chemin) ; mais aussi enquête de terrain, qui la conduit à faire un certain nombre d’entretiens avec des funambules vivants, pratiquant leur art aujourd’hui. Ils témoignent des difficultés de leur exercice comme de celles de leur vie. Ils expriment aussi la façon dont cette passion les sauve – comme elle peut sauver Zoé, qui s’y consacre à son tour. Ils font leur la leçon de Genet adressée à son amant funambule : « Cet amour – mais presque désespéré, mais chargé de tendresse – que tu dois montrer à ton fil, il aura autant de force qu’en montre le fil de fer pour te porter. Je connais les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler. »
Le troisième fil est celui de la narratrice tissant les deux autres et tentant de comprendre pourquoi elle le fait. Je pourrais dire toutes les raisons pour lesquelles cela « prend », mais le piège avec le motif du fil, c’est qu’il est une métaphore « attachante » : la critique ne peut s’en extraire, ni en se défilant, ni en la « filant ».
Tous les livres d’Olivia Rosenthal traitent d’un déséquilibre, d’un bord où quelque chose bascule : la maladie d’Alzheimer (On n’est pas là pour disparaître, Verticales, 2007), la frontière entre l’humain et l’animal, entre les faits et la fiction, et bien d’autres encore. Pour exprimer ce tremblement de la limite, elle joue beaucoup sur les pronoms. Ici, il n’y a que celui de la première personne. Mais il est habité de quantité de personnes et il est très troublant. « Parfois le je de ce texte me désigne moi mais pas toujours. À force de représenter une personne, les pronoms personnels brouillent les identités, tout le monde dit je, tout le monde dit moi. »
Ou encore : « Je est un autre, Rimbaud l’avait déjà écrit, beaucoup l’ont répété après lui, moi comprise. »
Ou encore : « Il y a beaucoup de je différents dans ce texte. »
Ce « je » pluriel, polyphonique et accueillant n’est ni celui de l’autobiographie ni celui de l’autofiction. Il est celui d’une communauté que ne peut pas contenir le nous, aussi incluant (nous et eux) qu’excluant (nous contre ou sans eux), communauté qui se tient au bord de la fiction. La forme de la suite numérotée tissant ensemble plusieurs fils est ainsi tenue par cette plasticité du « je ». Et l’avantage de la forme de la suite numérotée jusqu’à mille, c’est qu’elle se prolonge forcément par un + 1 que la lectrice ou le lecteur peut occuper. Elle ne connaît pas la chute.
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