Les lieux sont à l’honneur dans cette chronique. Ils inspirent Marie Kock qui se raconte dans les espaces de sa vie, ou bien Alice Oswald qui communie dans un long poème avec un fleuve. Le nord-est parisien vu par Olmo nous emporte dans les marges avec un chamane, sans oublier les hurluberlus de la romancière écossaise Ali Smith qui poursuit son errance. Tout cela pour terminer, sans signification particulière, sur le grand œuvre posthume de Ludwig Wittgenstein que le philosophe avait bel et bien composé mais sans jamais être convaincu du résultat.
Marie Kock abat ses cartes. Entendez les cartes des multiples lieux où elle a vécu, les routes fréquentées et les maisons habitées successivement lors d’une vie ordinaire. C’est l’espace qui la passionne, et son essai enchaîne ville-campagne-quartier-rue-ruelle-banlieue-couloir-jardin jusqu’à plus soif. Reconnaitre les dimensions physiques et les émotions, repérer ce qu’habiter veut dire, soit un sentiment d’appropriation et de protection qui s’effectue plus ou moins aisément. Cet essai nous rappelle la force de la peur, du danger et leur envers, être protégé par des murs, des fenêtres des jardins des voisins, des habitudes aussi.
Dans Après le virage, c’est chez moi, l’auteure déplie un à un les éléments de sa mémoire de Saint-Étienne, Lyon, Paris, Lille, le Massif central, le cap d’Agde, les effets de ville sur l’imagination et le mental, les souvenirs partagés et les événements qui les traversent. C’est une manière rusée pour parler de soi par « un dehors » peut-on dire. Et bien sûr de reprendre les lieux de l’enfance, les lieux qui reviennent la vie durant, dans les rêves, le sentiment d’ancrage, les flashs d’événements soudains. On y trouvera une approche très suggestive et ingénieuse de l’imaginaire spatial. Une manière très habile pour rediscuter des notions de frontière, de zone, de ligne, de coin, d’intérieur, de crique, de promontoire, de contrefort, d’anse, de rade, de territoire en somme.
Avec ses deux parrains, Gaston Bachelard (La poétique de l’espace) et Georges Perec (Espèces d’espaces), Marie Kock nous entraine dans sa vie d’enfant, d’étudiante, de journaliste, de voyageuse, et nous fait toucher du doigt ce que veut dire un espace familier, où l’on peut se retrouver « soi-même » dans une certaine continuité. Un espace si familier qu’on ne le voit pas, si commun qu’on n’y pense pas, si banal qu’on en parle peu. Un essai efficace. Jean-François Laé
Le Dart est un fleuve du Devon, dans le sud-ouest de l’Angleterre. Alice Oswald lui a consacré dans les années 1990 un long poème dans le cadre du programme Poetry Places (« lieux de poésie »). Il suit le cours de l’eau, de la source à l’embouchure – un large estuaire. Les voix du fleuve traversent les chêneraies, l’eau fait jouer tous les registres sonores et laisse entrevoir anguilles, saumons, loutres et martins-pêcheurs. Elle renferme des paillettes d’or et d’étain, trésors d’autrefois, mais aussi la mémoire des noyés, soldats romains ou canoéistes malchanceux. Le Dart a pu nettoyer la laine et refroidir le lait, ses eaux sont surveillées et traitées. Le Dart produit aussi des bois flottés – « d’énormes morceaux de bois dans lesquels une sorte de cambrure témoigne encore de la texture et de la surface plane de l’eau » – et des pierres plates propices à la construction de ces murs que l’on voit encore dans certaines campagnes. Chaque partie de la rivière a ses arpenteurs et ses matelots : les pêcheurs de saumon, les naturalistes (guettant insectes, oiseaux ou phoques), les passeurs pilotant des bacs, les ramasseurs d’huîtres, les pêcheurs de crabe. Alice Oswald laisse parler les lieux, les époques, les choses vues, les cauchemars et les rêves, le travail et le loisir. Les rythmes changent, des rimes apparaissent par instants (restituées dans la très belle traduction de Sabine Huynh), les sons se répondent.
À l’heure des scandales liés au traitement des eaux, il est plaisant de lire dans les méandres du Dart les traces d’hommes et de femmes vivant en bonne intelligence avec la nature. Les bateaux portent des noms variés, souvent cocasses : Loup des Mers, Échec et Mat, Vie de Bringue. Le recueil se clôt à l’embouchure, là où les phoques viennent se reproduire, sous l’égide de Protée, figure aussi mouvante que les eaux du fleuve. Et l’on peut reprendre le cours des choses en anglais si on le désire pour une deuxième lecture. Ce choix éditorial, différent de l’édition bilingue traditionnelle où la page en langue source fait face à la page en langue cible, est judicieux, tant il est vrai que la musique de chaque langue, pour parodier Baudelaire, nous « prend comme une mer ». Sophie Ehrsam

Aden, peintre de nuit, s’accroche à Amalia qui vient de le quitter, fatiguée de ses fréquentations et de ses trafics douteux dont il vivote aux frontières des parcs parisiens. Un dealer mexicain, chamane androgyne, le révèle au duende qui transforme ses perceptions. Dès lors, sous le feu du « démon qui tourne autour des plaies », Aden explore les marges, les interstices, les recoins de Paris et de sa banlieue. Le roman nous entraîne avec tendresse dans le triangle Stalingrad/porte de la Villette/porte de la Chapelle, mais aussi dans les cent squares de la capitale, les églises et les chapelles, ces zones hybrides, marqueurs de nuit pour les vieux-jeunes-migrants-qui-déambulent pour faire affaire ou simplement « regarder les étoiles dans le ciel ».
Géographie affective et du marché de la Marie Jeanne, des individualités, des vies à bout d’oubli cherchent refuge. Chacun a son histoire propre avec ses parcours, ses haltes, sa famille disloquée, ses espoirs et aussi ses craintes. Alors les recoins servent d’abri, entre palier et paillasson, bouche de métro ou chantier du bâtiment inachevé.
Tissé avec brio, suite d’imprévisibles virevoltes, Olmo nous offre avec passion un récit d’endurance et de survie, de cheminement invisible sur et sous les toits, un récit des friches parisiennes, des terrains-vagues et des squats les plus « lumpen » dans lesquels l’inconfort et l’isolement poussent à faire profil bas et petite folie. Au plus haut de la nuit, Aden peut broyer de la déprime, taper sur quelques cibles qui soudain disparaissent en vapeur. Ténébreux dans l’âme, il croise des amis au fond des églises, continue à croire aux miracles, celui de la fin des crises psychogènes. Les pages les plus touchantes sont celles de ses hallucinations entre l’ivresse et les « mille grains lumineux, comme perdus dans le ventre obscur et étincelant d’une ancienne locomotive ». Aden est un « être-frontière », en somme, qui se transforme à chaque coin de rue. Une façon de se retirer sur la pointe des pieds. Jean-François Laé
La romancière écossaise Ali Smith reprend, dans Un bout de chemin, les thèmes de son « quatuor des saisons » (2016-2020) ; elle lui a d’ailleurs donné, en anglais, le titre de Companion Piece. On y retrouve les motifs de l’errance, du voyage dans le temps, de la solidarité humaine, et les préoccupations politiques et écologiques qui lui sont habituelles, sans bien sûr qu’elles soient exposées clairement puisque ce roman, comme les précédents, crée un monde mi-réaliste mi-fantaisiste peuplé de personnages plus ou moins hurluberlus embarqués dans des situations elles aussi plus ou moins extravagantes.

Ici, l’histoire principale est celle de la narratrice, Sandy, prise entre les soins qu’elle donne à son père (nous sommes en période de covid) et à la chienne de celui-ci. Elle reçoit un coup de téléphone d’une ancienne camarade d’université arrêtée à la douane parce qu’elle transportait dans ses bagages une serrure médiévale et sa clef. (Tiens une clef ! Mettons notre machine à interpréter en mode marche.) La seconde histoire est celle de la jeune forgeronne du Moyen Âge (au temps de la Grande Peste) qui aurait fabriqué cet objet et dont la caractéristique était aussi qu’elle se promenait avec sur l’épaule un oiseau qu’elle avait sauvé de la mort. Entre-temps, les filles jumelles de la fameuse camarade d’université débarquent chez Sandy pour la tyranniser, des éléments du passé font surface, tandis que des allusions à Keats, Hawthorne, e. e. cummings, Dylan Thomas… et une bonne quantité de jeux de mots ou d’énigmes verbales (assez résistants, hélas, au passage en français) viennent ajouter à la confusion et à la vitalité. Le lecteur était prévenu par le texte lui-même : « L’histoire [racontée] n’est jamais une réponse. C’est toujours une question. » Et que de questions dans Un bout de chemin !
Mais par moments, sous forme quasi allégorique, apparaissent aussi des réponses : le désir d’une communauté humaine ouverte, le bonheur de la relation à l’autre et à la nature. C’est ce qui se passe dans les dernières pages du livre où Sandy promène sa chienne dans les anciens « commons » de sa ville et rencontre une cycliste qui s’arrête pour lui demander des nouvelles de son père. Avec beaucoup de fluidité et d’élégance, Ali Smith rassemble alors, dans une jolie scène pastorale, passé, présent, humains, animaux, nature, souci des uns pour les autres et de notre avenir commun dans l’univers. Un bout de chemin s’achève cordialement sur le mot « Hello ». Ou plutôt, saisit-on, il ouvre avec lui sur le désir d’être, de comprendre, d’entrer en relation, d’agir. Alors « Hello », trois fois « Hello ». Claude Grimal
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Wittgenstein, tout juste trentenaire, publiait le Tractatus logico-philosophicus. Même s’il fut moins lu que cité, ce petit livre au titre spinoziste apparut comme une des œuvres majeures du XXe siècle. Les choses n’étaient pas si simples pour son auteur, Autrichien travaillant à Cambridge et tiraillé entre ses deux pays. Sa première réaction fut de s’éloigner de Cambridge et de la philosophie, avant de revenir vers l’une et l’autre en 1929, pour s’attaquer à la construction d’un système rigoureux et satisfaisant. Le Tractatus ne manquait pas de rigueur systémique mais il présentait ce gros défaut de ne plus satisfaire son auteur. L’ouvrage qui aurait dû lui succéder – disons son Éthique pour conserver l’allusion spinoziste – fut bel et bien composé mais sans jamais le convaincre lui-même. Ce n’était pas une simple collection de fragments mais un livre où tout est en place. Et l’on ne saurait dire que la pensée en serait inaboutie même aux yeux de son auteur. Ce qui ne va pas n’est pas non plus l’ordre donné à l’ensemble, qu’il faudrait modifier Ce n’est pas cet ordre-ci plutôt que cet ordre-là. C’est le fait d’avoir voulu donner un ordre systématique à un type de pensée qui ne pouvait être plié à cette exigence.
La quasi-totalité des livres composés par les exécuteurs testamentaires de Wittgenstein rassemblent des morceaux de cette œuvre gigantesque que le philosophe a renoncé à publier parce qu’il jugeait la forme systématique inadéquate à ce qu’il s’efforçait de penser. N’en présenter à chaque fois que des blocs n’était donc en rien une trahison, que ces blocs aient pour unité un objet aussi délimité que « les couleurs » ou qu’il s’agisse de la Grammaire philosophique.
Sous le titre La Grande Dactylographie, nous est présentée ce printemps la construction qui aurait été publiée par Wittgenstein lui-même s’il avait été satisfait par un exposé systématique de sa pensée. Ceux qui ont lu de longue date les Remarques philosophiques ou la Grammaire philosophique se retrouveront en terrain connu. À ceci près toutefois que le regard sur chacun des livres est modifié par la perspective de son appartenance possible à un tout organique. Avec donc cette question devenue un guide de lecture : pourquoi donc la construction systématique est-elle impropre à une telle pensée ? La réponse n’était déjà pas évidente pour Wittgenstein lui-même, a fortiori donc pour ceux qui ne sont que ses lecteurs. Reste donc un volume de 750 pages dans lequel puiser des analyses pertinentes sur les grands thèmes que la philosophie a abordés depuis sa fondation platonicienne, en particulier le débat sur l’essence des mathématiques, pour comprendre ce que c’est que penser. Marc Lebiez