Les fossoyeurs

« Papen a parlé à la radio. Un discours qui vient de nos propres idées, de A à Z. » C’est par cette épigraphe issue d’un discours du docteur Joseph Goebbels prononcé le 28 août 1932 que l’historien Johann Chapoutot introduit son nouvel essai, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? On l’aura compris : il s’agit d’un livre qui entre en résonance avec le présent. Comme s’ils avaient oublié la leçon de janvier 1933, les irresponsables de tous les pays ont le vent en poupe. Un rappel historique qui noue l’estomac quand on pense à l’avenir.

Johann Chapoutot | Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?. Gallimard, coll. « Nrf Essais », 304 p., 21 €

Cessons les anathèmes contre l’analogie trop facile et l’histoire engagée, ces poncifs dictés par la prudence académique et que répètent à l’envi les spécialistes du « c’est plus compliqué que ça », alors qu’au contraire c’est limpide. L’heure est trop grave quand elle renvoie à 1933 en Allemagne. Il ne faut cesser de le dire : les nazis n’ont pas pris le pouvoir, on le leur a donné. En pensant les manœuvrer. Ce sera l’inverse, comme on le sait. Le livre de Chapoutot se veut un réquisitoire. Pis : « un essai d’histoire partiale » (cf. Isaac, du Malet et Isaac de nos manuels scolaires). La colère est sous-jacente. On la partagera tout au long de la lecture, le style propre à l’historien y invitant. À l’écrit comme à l’oral, d’ailleurs, comme en attestent ses entretiens, au cours desquels il ne mâche pas davantage ses mots.

Les irresponsables ? Vous les trouverez d’un seul coup d’œil en allant à l’index, ce sont les noms les plus cités : Brüning, Hindenburg, Papen, Schleicher, soit « une petite oligarchie désinvolte, égoïste et bornée qui a fait le choix, le calcul et le pari de l’assassinat d’une démocratie ». Certes. Même si on aurait pu trouver des adjectifs plus adéquats pour qualifier cette clique. Si elle fit le choix d’assassiner une démocratie vacillante, ce fut en connaissance de cause de ses intérêts. Pas seulement parce qu’elle était bornée. Des irresponsables ? Oui… mais qui donc alors fut responsable ? D’où notre interrogation sur le titre, mais il faut admettre qu’il sonne bien, même si « Les fossoyeurs » aurait été plus juste. 

On connait les différentes interprétations : pour les historiens conservateurs, le responsable fut le traité de Versailles qui mit à terre l’Allemagne vaincue et fut à l’origine de la crise sociale ouvrant la voie à l’inexorable montée du nazisme. Pour la gauche (non communiste), ce fut le Parti communiste allemand qui, suivant les directives de Staline, en décrétant la social-démocratie et le nazisme « frères jumeaux », divisa le mouvement ouvrier et le rendit impuissant. Enfin, selon la gauche communiste d’obédience stalinienne, c’est la social-démocratie, avec ses faiblesses congénitales (depuis qu’elle a voté les crédits de guerre, le 4 août 1914), qui porte la responsabilité. À condition d’additionner les causes, lesquelles sont elles-mêmes multifactorielles, et en équilibrant les responsabilités, on a une idée à peu près juste. Il existe quantité d’ouvrages sur le sujet et Chapoutot semble les avoir tous lus. Incontestablement, il maitrise les sources. Alors, pourquoi un livre de plus ?

Parce qu’il renvoie au présent. Et pour cela il n’est pas inutile de battre en brèche la vulgate encore la plus répandue, celle de la fatalité. On la trouve dans nos manuels d’histoire, ces « instruments de neutralisation » (Laurence De Cock) : l’irrésistible montée au pouvoir des nazis. Repassant les années qui conduiront à l’arrivée des nazis au gouvernement, soit de 1928, avant la crise financière de 1929, à janvier 1933, et s’appuyant sur des résultats électoraux ainsi que sur des calculs arithmétiques scrutés à la loupe, Chapoutot montre qu’au contraire le vote nazi était en baisse à partir de l’été 1932. Il n’y avait aucune poussée nazie, le parti nazi était même en dégringolade. Dans sa majorité, le peuple n’avait pas voté Hitler. Ce sont, comme c’est généralement le cas, les classes moyennes (et non les ouvriers) qui, par peur du déclassement, furent (et sont) captives de l’extrême droite. Et c’est le patronat qui fait toujours alliance avec elles.

On est alors sous la présidence de Hindenburg, second Reichspräsident de la république de Weimar, lequel ne supporte pas les sociaux-démocrates dans la grande coalition gouvernementale. Qu’il s’agisse du chancelier Brüning (1930-1932) ou de celui qui lui succédera brièvement avant d’être assassiné par la SS, Kurt von Schleicher, aucun d’entre eux n’a accepté la création de la république en 1919. Elle leur a été imposée en même temps que la défaite de la Première Guerre mondiale et grâce à elle. Républicains de façade (comme la plupart des élites, rappelons-nous le grand historien Friedrich Meinecke), ils souhaitent le retour de la monarchie et, surtout, sauver leurs meubles (en actions, or ou acier). Prêt à pactiser pour cela avec Hitler, Brüning sort d’une rencontre avec le caporal qui l’a bassiné pendant une heure en employant le mot Vernichtung (extermination) qui vise pêle-mêle les socialistes, l’ennemi héréditaire, c’est-à-dire la France, et enfin la Russie, cette matrice du bolchevisme. Mais de ceux-là, Brüning et consorts n’avaient cure, bien au contraire, et il n’entendit pas le meurtre à venir. 

Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?
Alfred Huguenberg (à gauche) et Franz von Papen faisant leur discours lors d’un meeting électoral du parti nazi (Berlin, 1933) © BnF/Gallica

Plus critique qu’on ne l’est généralement vis-à-vis de la social-démocratie allemande, Chapoutot voit dans son discours « le mélange de tactique peureuse et de proclamations marxistes [qui] rend la prose des sociaux-démocrates singulièrement indigeste, sinon incompréhensible ». Il est vrai qu’elle est parfois fort claire, notamment lorsqu’elle soutient la politique de « purge austéritaire » de la droite (comme celle du social-démocrate Gerhard Schröder en Allemagne et celle du président socialiste François Hollande en France et celles à venir.) L’historien français rejoint en ce sens l’un des meilleurs historiens de Weimar, Wolfgang Ruge, professeur à l’Académie des sciences de RDA, à qui l’on doit des biographies de quelques irresponsables, dont Hindenburg et Brüning. Il rejoint également le dernier livre de Jens Bisky, Die Entscheidung. Deutschland 1929 bis 1934 (La décision. L’Allemagne de 1929 à 1934, Rowohlt, 2024, non traduit) Il est vrai que, comme Ruge (et pour cause), Chapoutot charge davantage les sociaux-démocrates que le Parti communiste allemand (KPD) qui obéit aux directives criminelles (elles aussi) de Staline, dont on ne rencontrera pas une seule fois le nom au fil de ces pages. Profitons-en pour rappeler le sort des opposants à cette thèse, avec celui de Werner Scholem, frère de Gershom, qui résista à la stalinisation du KPD. Staline avait senti qu’il avait là un adversaire de taille. Convoqué à Moscou, Scholem passa devant une commission qui confirma l’exclusion qu’avait déjà prononcée le KPD (voir Mirjam Zadoff, Der rote Hiob. Das Leben des Werner Scholem, Carl Hanser Verlag, 2014, encore un ouvrage à traduire.) À un Scholem qui ne se laissait pas manipuler et mourut à Buchenwald, Moscou préféra le docile Ernst Thaelmann. Thaelman qui, en se maintenant candidat aux élections de 1925, permit l’élection de Hindenburg… 

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Mais ces puissants partis ouvriers n’étaient pas la cible de l’historien qui est allé jusqu’à s’émanciper du vocabulaire de l’époque (il use avec parcimonie des mots « capital » ou « capitalisme », voire « bourgeoisie »). Tandis que leur division et leurs combats de rue sont souvent tenus pour responsables de la victoire du nazisme, Chapoutot vise en effet ceux qu’il pense plus irresponsables encore et qui pourraient l’être sans frein, en l’absence désormais de ces partis, dans le futur.  

Si Hitler ne comprend rien au plan d’assainissement des finances publiques, d’autres s’en occuperont. Comme de la propagande, avant même Goebbels. Un livre sur le présent, disions-nous ? Nous y sommes au chapitre intitulé « Le magnat des médias et l’union des droites », avec le magnat des médias, Alfred Hugenberg, précurseur des Murdoch, Berlusconi et autres Bolloré, qui a abandonné son mandat chez Krupp. Ancien haut fonctionnaire et acteur de l’arène politique depuis longtemps, Hugenberg (pangermaniste et auteur d’une thèse sur la colonisation de l’Est européen, le rêve éternel…) est encore plus puissant que les magnats d’aujourd’hui. Il va nazifier en un tour de main l’espace public par ses médias, tout en pensant neutraliser Hitler qui le neutralisera à son tour. On s’épargnera bien sûr les analogies trop évidentes, mais on ne saurait pour autant être aveugle. « Hugenberg n’est pas Bolloré et Papen n’est pas Macron, dit l’historien, mais leurs positions dans les configurations politiques, économiques et sociales de la France de 2025 et de l’Allemagne de 1932 sont analogues. » 

Durant l’agonie de Weimar, les signaux d’alarme n’avaient pas manqué, mais le manque de stratégie commune des partis de gauche, le manque de détermination des conservateurs, par peur des précédents, à combattre le fascisme, ont fini par servir l’extrême droite. Tandis que Kurt von Schleicher croit se servir de Franz von Papen qui croit manipuler Hitler. D’un « von » à l’autre, rira bien qui rira le dernier. Il était déjà trop tard lorsque Schleicher, « qui a fait et défait les gouvernements du Reich depuis 1930 », prit conscience de « la nocivité des nazis ». (Était-il déjà trop tard lorsque le KPD changea enfin de tactique ? une question qu’on pourrait se poser.) Quoi qu’il en soit, en moins de deux mois, la république de Weimar était assassinée. À coup d’ordonnances d’exception, sorte d’executive orders, comme on dit sous d’autres cieux, très vite musclés et criminels. 

Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de rappeler des définitions comme celle du (néo)libéralisme autoritaire, (il)libéralisme d’un point de vue économique et autoritarisme en politique sociale, des irresponsables d’hier. Ne cherchez pas, vous connaissez leurs alter ego d’aujourd’hui. En un mot, tordant le cou à une vulgate qui ferait adhérer à l’idée d’une fatalité, ce réquisitoire savant montre que « le vociférateur de brasserie sorti d’on ne sait quel caniveau autrichien » aurait pu ne jamais devenir Hitler.


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