Quand les revues virevoltent

Qui sont les Gaulois·es d’aujourd’hui ? Suite à un périple en Panda dans le tohu-bohu français, Invendable offre une joyeuse galerie de « portraits bien crachés ». Du vacarme aussi, mais en rythme, c’est ce qu’explorent les revues Sensibilités et Communications dans leurs dossiers sur la fête et la danse. Tumultes s’attèle à une question restée en marge des recherches sur les rapports sociaux focalisées sur les relations Nord-Sud : qu’en est-il des racismes anti-Noirs en Afrique du Nord ? Enfin, la revue Otrante rappelle que l’imaginaire a tous les droits, mais qu’il a aussi ses juridictions.

Invendable | Merde in France. Un été dans le bourbier gaulois. N°3, Fév. 2025, 188p., 10 €

Moins un tour de France qu’une toise des Français : « On explique en deux mots notre méthode peu conventionnelle qui consiste à se pointer au hasard pour voir ce qu’il se passe et de quoi les habitants veulent causer. » Il y a les qui travaillent dur, les qui chôment mal, les qui râlent bien, les qui se battent, se débattent, bref, en chient. Ce qui explique peut-être le thème de la revue Invendable : « Merde in France », sous titré, comme pour enfoncer le clou : « Un été dans le bourbier gaulois ». 

Les auteurs de ce périple en Panda, qui date de juin 2024, ont de l’audace, du culot, du panache, mais surtout de la curiosité et de l’à-propos. Leur vision du pays n’est pas moins juste que la lecture qu’ils en font ; leur écoute est drôle et documentée, sérieuse et pas assénée. Les portraits bien crachés, sinon torchés – pas comme aux News de la TV diraient-ils. Les mots attrapés ici ou là, à droite, à gauche, de droite (parfois, souvent, extrême), de gauche, ou ce qu’il en reste, ne traduisent pas seulement les maux, ils trahissent un état d’esprit. Celui du Français de base, qu’il soit Redouane d’Oyonnax ou Corentin de Lyon, Nordine de Hénin-Beaumont ou Peyo de Saint-Jean-de-Luz. 

Le lecteur ressort de ce tour de France lessivé, mais pas essoré : il a le sentiment d’avoir visité un endroit comme tout le monde, un pays de gens qui ressemblent à des gens du pays, une histoire qui traverse la géographie, à la recherche de « ce qu’il reste de lieux, de références, de pensées, d’intérêts, de sens commun ». Qu’on se le lise ! Roger-Yves Roche


Pisser dans les cours d’eau. Carnets de reportages très indépendants (Editions du Faubourg, 2025) compile les trois premiers numéros de la revue, dont celui-ci.

Revue Invendable, Merde in France, un été dans le bourbier gaulois
« Merde in France, un été dans le bourbier gaulois » (n°3) © Revue Invendable
Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales | La fête nuit et jour. Anamosa, N°13, 176 p., 25 €

La revue Sensibilités poursuit depuis 2016 son chemin, avec aujourd’hui La fête nuit et jour, une question provocatrice, tant elle met en exergue les émotions, qui agissent par les corps en mouvement. Les mouvements des corps ? Les ressorts corporels et l’enchantement émotionnel marchent de pair au point de faire bouger les lignes.

On s’en doutait, le détour par l’histoire est massif dans ce magnifique numéro. Que ce soit la fête dans la Grèce antique, le banquet et ses fêtes collectives, les foires et les marchés, et la présence de Dionysos (Adeline Grand-Clément) ; les feux d’artifice sous l’Ancien Régime que Sylvaine Guyot plante au cœur de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’été en 2024, sacrilège honteux pour nombre de conservateurs, un grand « nous » pour le moins affecté ! En fusion : la foule ! Et ses détracteurs. Ou encore les bals masqués des nuits parisiennes du dix-neuvième siècle – étudiés par Corinne Legoy – sur le modèle de l’Opéra-Comique, du Châtelet ou de l’Odéon. Brouiller les identités, les statuts, les codes et les heures, c’est par cette inversion que se libèrent les affects, les passions, et que parfois s’allège « la bourse » chapardée.

Mélange des codes aussi à Dakar ! Avec En nuit clos. Aventurières de la fête de Thomas Fouquet, tumulte de contacts éphémères ou plus durables, de rires et de disputes, de marchandages et négociations, de corps qui se frôlent dont les « filles de la nuit » occupent le centre.

On s’arrêtera un instant à la fête plus apaisée de la Saint-Roch de Marie-Hélène Lafon, avec pompier-messe-manège-gerbe-défilé-allocution. Une longue tradition de la table dressée sous les tilleuls, un bal sous les lampions et les retrouvailles des natifs vacanciers. Sans oublier la course aux ânes qui fait sourire, pour une fois ! On se dévisage longuement ce jour-là. Les cloches donnent le ton. Atmosphère rêche.

Et on se souviendra de l’échange épistolaire entre Natalie Zemon Davis et Edward P. Thompson, qui en 1970, dans de longues pages manuscrites, publiées dans ce numéro, discutaient du tapuscrit de Natalie Z. D. « Les raisons du désordre : groupes de jeunes et charivaris dans la France du XVIe siècle ». Thompson y fait des objections amicales mais serrées. On dit « ses quatre vérités ». Une archive qui réchauffe les amitiés professionnelles. Nul doute enfin, ce numéro est traversé par de solides et sensibles amitiés. Jean-François Laé

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Tumultes | Racismes anti-Noirs en Afrique du Nord. Kimé , n° 63, Oct. 2024, 184 p., 20 €

Coordonné par deux spécialistes des mondes arabes, Isabel Ruck et Leila Seurat, ce numéro de Tumultes cherche à saisir les dynamiques sociopolitiques des racismes anti-Noirs au Maghreb. Il présente plusieurs entrées vers les sociétés d’Afrique du Nord où se révèlent les liens entre l’altérité, l’arabité, l’ethnicité et la manière dont ils organisent les territoires et les rapports sociaux nationaux et transnationaux.

Dans quels contextes émergent ces identités racialisées ? Depuis le Maroc, Chouki el Hamel donne une première réponse en revenant sur un cas juridique controversé qui conduit le sultan de l’époque (XVIIIe siècle) à « enfermer les Noirs marocains dans une catégorie raciale et un statut d’esclave ». Aussi, pour comprendre les crispations actuelles autour de l’identité Amazigh au Maroc, Paul A. Silverstein fournit de précieuses analyses en remontant aux périodes précoloniales et coloniales.

De l’imaginaire du racisme à l’exclusion effective, il faut trouver des cadres pour cerner ces processus. Leslie Gross-Wyrten montre la pertinence du concept de blackness pour comprendre les mécanismes d’exclusion et de marginalisation des migrant.es subsaharien.nes en Afrique du Nord. L’enquête sur le prétendu « ghetto noir » de Gahbaya, en Tunisie, se fait l’illustration de la stigmatisation des personnes noires. L’envers du tableau apparaît également dans l’article de Leila Tayeb. Avec l’idée judicieuse de partir de la notion de whiteness, apparaissent les tensions autour de l’identité, dans ce rapport à la couleur qui traverse l’arabité, l’esclavage et l’indigénéité. 

Mais des franges de la population s’indignent au même moment, et les luttes se documentent ! En Tunisie, les femmes se mobilisent à partir de 2011 et dessinent dans leurs manifestations les contours d’un féminisme antiraciste qui s’affirme ensuite comme féminisme noir. Du côté de l’État se créent également des outils pour judiciariser le racisme. Si le mouvement législatif est bon signe, les limites que souligne Omar Fassatoui invitent à poursuivre les réflexions pour renforcer le cadre légal. Enfin, la lutte contre le racisme anti-Noirs doit être un projet transnational, partagé par les populations du monde arabe, comme nous le rappelle avec force Maha Abdlehamid. Sirîne Poirier

Communications | Danser en lutte. Seuil, N°115, 248 p., 17,50 €

Et si la danse pouvait peser pour faire valoir un droit au logement ou à des conditions de travail décentes ? Et si, un instant, les rapports de pouvoir pouvaient s’inverser, en posant de nouvelles questions dansantes ? C’est l’objectif séduisant de ce numéro sur les luttes sociales.

Communications. Ehess – Laboratoire d’anthropologie critique interdisciplinaire. Numéro 115 : Danser en lutte.

 Venant du champ des arts mais aussi de la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, les autrices racontent les danses qui s’inventent dans les mouvements sociaux, les rôles joués, leurs réceptions, les témoignages de personnes engagées dans l’action. La proposition de la danseuse Garance Bréhaudat éclaire le numéro : danser notamment avec des personnes âgées met en puissance du beau : se sentir beau dans la danse, c’est se sentir vivant, transformer le regard des autres et son regard sur soi, se rendre fort. Le beau pousse à agir.

Bien sûr, on pense au mouvement Black Lives Matter, où plusieurs gestes et danses ont marqué les mémoires, comme la performance du danseur Michael Frye, filmé alors qu’il dansait au sein d’une marche collective, en 2020. Cette danse met en forme la colère face aux violences systémiques subies par les personnes racisées. 

De même, on suivra Morgane Govoreanu, considérant les danses nues des 400 Pueblos au Mexique, groupe minoritaire très présent dans le paysage médiatique, permettant à des femmes de s’émanciper (mais permettant aussi de les enfermer dans un rôle genré). Ou encore Valentina Morales Valdés, dans le cadre de l’estallido social au Chili, étudiant une danse qui proteste contre une politique de destruction des services publics. Non loin, au Brésil, Cyril Menta étudie le toré, une forme rituelle thérapeutique représentant une lutte cosmique, mise au service d’une lutte politique. Par une vue générale, Cécile Lavergne s’intéresse aux danses contestataires qui s’attaquent à la mise en discours et aux imaginaires qui sous-tendent la violence d’État. 

C’est l’une des questions qui parcourent ce dossier, et qu’Elizabeth Claire et ses amies problématisent : comment se construit un geste émancipateur ? En quoi se distingue-t-il d’un geste assujettissant, si toutefois il s’en distingue ? Danses émancipatrices, danses réactionnaires ? L’affaire n’est pas gagnée ! Jean-François Laé

Otrante. Art et Littérature | Fantastique et Droit. Presses universitaires de Rennes, N°54, 192 p., 20 €

Inscrit dans les horizons du fantastique, hommage au roman fondateur de la littérature gothique (Horace Walpole, Le château d’Otrante, 1764), semestriel pluridisciplinaire de critique littéraire, Otrante évoque la place du droit dans l’imaginaire des fictions fantastiques. Ce dossier ambitieux en suit d’autres, publiés depuis 2019 : Paradoxes de l’espace-temps (no 46), Apocalypses (47-48), Mutations 3. Posthumain et écran (51) ou encore Fantasy et séries télévisées (53). 

Initiées au début du XXe siècle par les juristes John Wigmore (1863-1943) et Benjamin Cardozo (1870-1938), les étudessur « littérature et droit » pensent la fiction comme pivot de l’imaginaire et des savoirs juridiques. Depuis l’Odyssée, que boucle la restauration pénale du droit conjugal dans la domus d’Ulysse, la littérature sait « narrer » le droit (François Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob, 2004). Entre utopie, dystopie, récit horrifique ou de science-fiction, l’imaginaire conjecturel et fantastique est-il pensable à travers le prisme du positivisme juridique ? Comment juridiquement qualifier la « personnalité » du monstre que coud le démiurge Victor Frankenstein à partir de cadavres humains et animaux ? (Mary Shelley). En quoi Dracula de Bram Stoker incite-t-il à évaluer l’atteinte à la paix des morts lors du passage à l’acte vampirique ?

« Fantasy et droit », « Droit des femmes et fictions fantastiques », « Classiques revisités au prisme du droit », « Jurisfictions » : après l’introduction programmatique (Christine Baron), ce numéro d’Otrante propose neuf études de l’imaginaire normatif dues à des juristes ou à des critiques de littérature. Ils enrichissent le dialogue de la fiction et des concepts juridiques – pacte social, droit de la personne, responsabilité individuelle et dignité humaine. La « jurisfiction » offre un cadre narratif sur les représentations du droit en littérature, mais aussi pour questionner le monde réel. Si le Léviathan hobbesien marque les dystopies totalitaires publiées au XXe siècle (entre autres, 1984), n’avance-t-il pas à l’horizon de notre monde incertain, prélude au Terminus radieux d’Antoine Volodine ? Il y a des mariages épistémologiques plutôt prometteurs, dont celui de la littérature et du droit que ratifie Otrante. Michel Porret

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EaN réalise cette chronique en partenariat avec Ent’revues.