Par son ton mi-pédagogique mi incisif, par la variété des thématiques qu’il embrasse, Le monde nazi des historiens Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin se présente comme une vaste mise au point historiographique. Les auteurs disent en effet appartenir à la « quatrième vague de recherche », moins centrée sur les ressorts événementiels et institutionnels que les deux premières (années 1950-1960 et 1970-1980), et dans la continuité de la précédente (années 1990), axée sur une échelle européenne, tout en se penchant plus spécifiquement sur « les facteurs de cohésion de la société nazie ». Comme toute périodisation, celle qu’ils proposent est discutable, et peut-être l’est-elle en premier lieu par comparaison avec l’un de ces « travaux exceptionnels et pionniers », comme ils les désignent, écrit non pas après mais pendant l’ère nazie : Béhémoth, de Franz Neumann, qui vient justement d’être réédité.
Juriste de formation et conseil des syndicats sous Weimar, Neumann échappa de justesse à la vague d’arrestations lancées par les nazis au lendemain des célébrations du 1er mai 1933, qu’ils avaient captées à leur profit afin de mieux démanteler les réseaux syndicaux allemands le jour suivant, expliquent les auteurs du Monde nazi. Un temps réfugié au Royaume-Uni, c’est au sein de l’Institut de recherche sociale que dirige alors à New York Max Horkheimer, lui aussi exilé juif allemand, que Neumann entreprend la rédaction du premier ouvrage d’analyse systématique du national-socialisme, qu’il nomme d’après ce monstre jumeau du Léviathan qu’est le Béhémoth dans la tradition eschatologique juive qu’en d’autres « sombres temps » Hobbes avait associé au spectre de la guerre civile. « Comme nous considérons que le national-socialisme est – ou tend à devenir – un non-État, un chaos », explicite Neumann dans une note liminaire, « il nous semble approprié d’appeler le système national-socialiste Le Béhémoth. »
Il s’agit en réalité d’une conclusion. Avant d’y parvenir, son auteur a étudié tous les aspects – juridiques, bien sûr, mais aussi politiques, économiques, sociaux, rhétoriques… – ayant concouru à l’engendrement du monstre, d’où le sous-titre qu’il donne à Béhémoth : Structure et pratique du national-socialisme. L’ambition que nourrit Neumann de produire un examen total d’un phénomène qu’il est l’un des premiers observateurs extérieurs à qualifier de totalitaire fut poursuivie après sa mort soudaine en 1954 par l’un de ses étudiants à l’université de Columbia où il enseignait au début des années 1950 : Raul Hilberg, qui publia en 1961 sa propre thèse sous le titre La destruction des Juifs d’Europe (traduit en français en 1988). Aussi doit-on à Neumann d’avoir compris que l’État nazi reposait structurellement sur une mise en concurrence de ses différentes administrations et de ses innombrables agents, et à Hilberg d’avoir étendu cette compréhension au processus de mise en œuvre du génocide lui-même, en sorte que, dans les deux cas, « de cette friction permanente, émerge toujours la solution la plus radicale, rapide et brutale », ainsi que le relèvent encore aujourd’hui les auteurs du Monde nazi.
Ces derniers réfutent en revanche qu’un tel État fût de nature totalitaire et, de manière générale, que le concept de totalitarisme permette d’en appréhender les contours réels. Chapoutot, Ingrao et Patin suggèrent par conséquent d’« abandonner la notion de “totalitarisme”, pour comprendre que si le régime reposait sur des mesures coercitives d’une grande violence envers ses ennemis désignés – c’est un fait –, pour de nombreux Allemands, les ressorts de sa domination étaient tout autres ». À leurs yeux, le phénomène de domination reposait essentiellement sur ce que l’historien Sven Reichardt a désigné comme une « dictature de la participation » (« Beteiligungsdiktatur »). À l’inverse, « concevoir le nazisme comme un régime totalitaire qui établit une domination sans partage sur la population allemande rend absurde la question de la résistance », soutiennent les trois auteurs, qui sont néanmoins bien obligés d’admettre qu’« on est frappé par le peu d’exemples de résistance concrète qu’il est possible de lister durant les années de la dictature » ; ce qui sonne tout de même un peu, sinon comme un aveu d’impuissance interne à leur propre grille théorique, du moins comme un désaveu apporté par le crible des faits.
![Franz Neumann, Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme. 1933-1944 [1942-1944], tr. de l’anglais par Gilles Dauvé et Jean-Louis Boireau, Paris, Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 2024, 600 p. Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le Monde nazi. 1919-1945](https://www.en-attendant-nadeau.fr/wp-content/uploads/2025/02/1200px-Behemoth_and_Leviathan_Butts_set-1024x949.jpg)
Bien qu’en la matière Chapoutot, Ingrao et Patin visent Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt (1951), dont les vues doivent beaucoup au Béhémoth qu’elle a lu dès sa première version parue en 1942, c’est à Neumann que l’on doit, parmi les premiers, d’avoir montré la nature totalitaire du régime nazi, et cela sans besoin de le démontrer puisqu’il lui suffisait de citer l’un de ses idéologues, en l’occurrence Alfred Rosenberg, affirmant qu’en 1933 ce « n’est pas l’instauration de la totalité de l’État, mais de la totalité du mouvement national-socialiste » qui se produit. Ce que redisent peu ou prou les trois historiens lorsqu’ils écrivent qu’avec l’avènement du nazisme « l’État est donc réduit à un simple instrument neutre, technico-pratique, qui est mis au service des nouveaux maîtres du pays ». Dans l’esprit de Neumann, le projet totalitaire nazi n’empêchait d’ailleurs pas qu’une résistance lui soit opposée, lui qui estimait précisément qu’« il ne peut être renversé que par l’action politique consciente des masses, utilisant les brèches du système » ; même si l’évolution du système couplée à celle du conflit l’incita ensuite à placer ses espoirs de renversement dans l’intervention militaire alliée.
Entre 1942 et la version actualisée qu’il en livra en 1944, Béhémoth subit une inflexion analogue au sujet cette fois de l’antisémitisme. Si Neumann avait là aussi très tôt saisi que ce phénomène « est accepté non seulement comme moyen de persécution, mais comme une véritable conception du monde envahissant toute la perspective nationale-socialiste », ce que confirment là aussi les auteurs du Monde nazi quand ils écrivent que, « dans leur “vision du monde”, l’antisémitisme est à la fois levier, pilier et pierre de touche », il semble en avoir d’abord sous-estimé l’évolution en en surestimant la fonction. « La fonction politique interne de l’antisémitisme interdira donc toujours d’exterminer totalement les Juifs », juge ainsi Neumann en 1942, position qu’il révise toutefois deux ans plus tard, sans pour autant abandonner ce « biais fonctionnaliste » que souligne à son propos Alfons Söllner dans sa préface à la nouvelle édition en allemand de Béhémoth parue en 2018 et dont la traduction a été opportunément ajoutée à la présente réédition française.
À sa théorie première du bouc émissaire, son auteur substitue en effet en 1944 celle, seconde, du fer de lance : « L’antisémitisme est ainsi le fer de lance de la terreur. Les Juifs servent de cobaye dans l’expérimentation des méthodes de répression. » Bien que Neumann sache désormais de source sûre (il travaille alors comme analyste pour les services de renseignement états-uniens et élabore l’argumentaire de l’accusation en vue des procès de Nuremberg qui se profilent déjà) que « cette idéologie et ces pratiques antisémites entraînent l’extermination des juifs », il persiste à considérer qu’elles sont le « seul moyen d’atteindre un objectif ultime, c’est-à-dire la destruction des institutions, des croyances et des groupes encore libres ».
Qu’entre dans cette interprétation un élément conjuratoire est d’autant plus patent qu’elle circonvient l’élément contradictoire contenu dans le titre et le sous-titre de son livre : l’analyse rationnelle d’un processus en apparence hyper-rationalisé d’accaparement du pouvoir (Structure et pratique du national-socialisme) met en évidence qu’une entité irrationnelle – et de fait forcenée – en constitue et le principe et la conséquence (Béhémoth). Une fois la structure de l’État prusso-allemand investie, pour ne pas dire dévorée, par le parti national-socialiste, celui-ci accouche d’un monstre, un « non-État », qui n’a d’autre moteur – d’autre mobile – que d’absorber les autres États et d’engloutir avec eux leurs sociétés respectives suivant en cela l’« impérialisme racial » consubstantiel à son développement ; autre notion qu’Arendt tire de sa lecture de Neumann.
Simplement, ce que Neumann se refuse d’une certaine manière à admettre constitue précisément ce qu’Arendt se résout quant à elle à regarder en face et jusqu’au bout : afin que ce projet monstrueux soit non seulement pensé mais appliqué, il fallait qu’il répondît aux aspirations plus ou moins secrètes des masses. Si l’on peut créditer le dépouillement des études statistiques d’avoir prouvé que « les chômeurs sont loin d’avoir voté massivement pour le parti nazi », et que « ce sont les bourgeois qui ont peur de chuter dans la précarité qui votent pour le NSDAP », ce rappel que formulent les auteurs du Monde nazi ne fait malgré tout que corroborer ce qu’avançait déjà Arendt, qui tenait l’hostilité que nourrissait la bourgeoisie envers les sources de sa prééminence politique et économique – le modèle de l’État-nation et le système démocratique – pour la cause principale de sa participation à l’avènement d’un « monde » résolument totalitaire.
Il est vrai, cependant, qu’elle n’en tirait pas les mêmes conclusions que Chapoutot, Ingrao et Patin, qui voient quant à eux dans cet avènement « non pas un accident mais la sécrétion la plus cohérente, radicale et conséquentialiste d’une histoire occidentale qui avait créé toutes les catégories mentales et tous les instruments techniques d’une domination du monde et d’une réduction des êtres, des espaces et des choses à des fonds d’énergie et de matière dans lesquels il serait loisible de puiser jusqu’à l’épuisement ». Que le monde nazi ne soit pas séparable du reste du monde et que son existence oblige à interroger ses sources historiques comme à s’interroger sur son avenir – puisqu’il est devenu clair que les fascismes ont devant eux un bel avenir ; il n’est que de compter les candidats –, ce devoir historique et ces obligations éthiques ne signifient pas que le nazisme soit réductible à son passé ni déductible du présent. Avertir que l’histoire a toutes les chances de se répéter est certainement l’une des responsabilités inhérentes à tout « political scholar » qui se respecte, selon l’expression qu’avait faite sienne Neumann et dont on peut gager que les auteurs du Monde nazi l’adopteraient volontiers à leur tour, mais cet avertissement ne suffit pas à indiquer sous quelles formes se représente l’histoire lorsqu’elle se répète.
Au contraire des trois historiens qui inscrivent par exemple la rhétorique nazie dans le sillage de celle forgée par le discours de la contre-révolution (la première illustration reproduite dans le volume, d’origine britannique, date de 1819 et moque le goût régicide de la populace française), Neumann soutenait qu’« aucune théorie absolutiste ou contre-révolutionnaire connue ne convient au national-socialisme, parce qu’il comporte des traits qui l’en distinguent radicalement, et qu’il ne dispose d’aucune théorie de la société ». Ce néant théorique, objecteraient sans doute les historiens d’aujourd’hui, et avec raison, était constitutif de sa force mobilisatrice et participative. Ce qu’une telle objection ne parvient cependant pas là non plus à prévenir, c’est que, s’il est vrai qu’à l’aube des années 1930 la somme des antécédents dont pouvaient se prévaloir les promoteurs du nazisme laissait imaginer le pire, elle ne permettait pas d’en inférer un pire inimaginable.
Or, après le nazisme, c’est avec la connaissance de cet inimaginable-là que les hommes ont dû apprendre à vivre et à penser – et avec la honte de savoir non seulement que cela a été possible, mais que « tout est possible », comme le répète Arendt à maintes reprises en citant David Rousset. C’est cette honte empêchant de penser et interdisant en même temps de ne pas continuer à penser – obstinément – qui a mû l’autrice des Origines du totalitarisme comme elle a requis Günther Anders sa vie durant ou tenaillé Theodor Adorno jusqu’à ses derniers cours ; lui qui jugeait que, parce que Neumann « a découvert que le fascisme désintègre ce qu’il prétend sauver », comme il l’écrit en 1967 dans un texte reproduit en guise de postface à Béhémoth, celui-ci reste « sans doute encore aujourd’hui l’ouvrage le plus profond et le plus juste sur le national-socialisme ».