Alain Jaubert, curieux partageur

L’écrivain, journaliste et producteur Alain Jaubert, né en 1940, vient de mourir. On le connait souvent pour la célèbre émission de télévision Palette diffusée sur Arte. EaN rend hommage au parcours d’un homme engagé, à un sens de la fidélité, à une manière généreuse d’être avec les autres.


« Nous glisser dans les bastions du pouvoir, faire entendre nos cris et nos slogans dans les couloirs feutrés, aller jusqu’à la porte des puissants, braver tous les interdits, défendre des victimes qui n’avaient pas comme nous de statut de presque intouchables, voilà ce qui nous a mis en mouvement, ce qui nous a fait vivre, ce qui nous a réjouis pendant quelques saisons. » C’est par ces mots qu’Alain Jaubert, qui nous a quittés le 15 mars, résumait son engagement au début des années 1970, son entrée en scène aussi.

Il évoquait pudiquement et non sans un sourire cette période au cours de laquelle il n’avait pas été qu’un témoin mais aussi l’acteur principal de « l’affaire Jaubert ». Le samedi 29 mai 1971 dans la soirée, passant rue de Clignancourt à Paris, il remarque, à la fin d’une manifestation d’Antillais, un homme blessé à la tête embarqué dans un fourgon de police. C’est un dénommé Sollier. Jaubert exige, en tant que journaliste, de l’accompagner aux urgences de Lariboisière, situées à cinq minutes de là. Une demi-heure après, les policiers déposent Sollier à l’hôpital, puis, un peu plus tard, Jaubert, ensanglanté, les vêtements déchirés. Le lendemain soir, un communiqué de la préfecture de police à l’Agence France-Presse rapporte les faits et annonce que « M. Alain Jaubert, après avoir agressé les agents et tenté de s’enfuir du fourgon en marche, a été placé sous mandat de dépôt pour rébellion, coups et outrage à agents de la force publique et qu’il a été conduit à la salle Cusco de l’Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins ». Les faits et le communiqué provoquent une vive émotion parmi les journalistes, qui réclament une information contradictoire.

Alain Jaubert
Alain Jaubert © CC BY-SA 4.0/Catherine Hélie/WikiCommons

Le 21 juin 1971, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Claude Mauriac, Michelle Manceaux, Pierre Vidal-Naquet, Denis Langlois, avocat de la Ligue des droits de l’homme, le docteur Daniel Timsit, Denis Perier-Daville, vice-président de la Fédération des sociétés de journalistes, André Lantin, au nom des syndicats de journalistes CFDT, présentent à la presse leur reconstitution des faits au terme d’une enquête dans le quartier menée par une commission d’enquête. Foucault déclare : « L’affaire Jaubert, c’est bien un type tabassé, mais c’est aussi tout un rapport malsain, dangereux de la police avec la presse et l’opinion : rapport fait de mensonges, de pressions, d’insinuations, de manœuvres. […] Quand une population a peur de sa police, quand elle n’ose plus chercher recours dans sa justice parce qu’elle la sait trop dépendante de la police, lorsque enfin la presse et l’opinion, son dernier recours, risquent à leur tour d’être intoxiquées, manœuvrées par la police, alors la situation est grave. » Et il ajoute : « Dans le péril d’aujourd’hui, la société est en droit, en devoir de demander des comptes. » L’affaire aurait pu en rester là, mais cette première mobilisation des journalistes eut une conséquence inattendue : elle contribua, et Alain Jaubert y prit encore sa part, à la mise en place de l’Agence de Presse Libération (APL), dirigée par Maurice Clavel et Jean-Paul Sartre, où Libération naît deux ans plus tard.

Alain Jaubert était comme cela, avec sa très élégante discrétion, il n’a jamais cessé de déplacer des frontières, de produire des rencontres, de raconter des histoires inconnues, de sortir des réserves des objets enfouis. Par les images, par les mots, il fut un curieux partageur. La série Palette qu’il développa sur Arte n’en est que la partie la plus connue ; il fut de l’aventure de la première édition de Polyphonix, en juin 1979 à l’American Center ; il avait été de la bande de l’émission Océaniques de Pierre-André Boutang, il assura de nombreux commissariats d’expositions, toutes plus érudites les unes que les autres. Mais chez Jaubert, dans cette activité foisonnante, il y en avait une centrale qui était l’écriture : la tenue quotidienne de carnets et la fiction, celle de son roman Val Paradis (Gallimard, 2004), puis de beaucoup d’autres dans la collection « L’infini » dirigée par son ami Philippe Sollers

Car Alain Jaubert avait ce goût des autres, celui des plus jeunes à qui il aimait transmettre son savoir (on regardera avec bonheur sa conférence en 2022 au Louvre), un goût presque maniaque aussi des grandes figures, de ceux qu’il avait côtoyés – il mettait ces dernières semaines la dernière touche à un livre de souvenirs sur ses conversations avec Foucault, Genet et Sartre –, un intérêt infini pour ceux qui peuplaient les peintures qu’il admirait – il avait réalisé notamment en 2020, Le Subtil Oiseleur, Michel Foucault de Vélasquez à Picasso –, un amour enfin de la beauté qu’il voyait en chacun.e. de nous dans son regard d’esthète.