« Parler bas sous la voix des autres »: entretien avec Claude Adelen

Claude Adelen,né en 1944,  est un poète si exigeant qu’il en est rare. Jusqu’à cette Ode au vent tardif (Le Castor Astral, 2024) où tout a sa nécessité, y compris le rapport des mots au blanc, son œuvre tient en douze livres dont l’écriture est tout à la fois nourrie par un certain continuum classique, celui d’Hugo et d’Aragon, et une appropriation très fine des novations qui l’ont mis en question dans les années 1970. Celui qui « parle bas sous la voix des autres » a été membre du comité de rédaction d’Action Poétique de 1971 à 2012. Dans cette revue, ses chroniques ont éclairé durant des années la modernité. Malheureusement, comme cela arrive souvent, la qualité du critique a fait de l’ombre au poète, même si celui-ci a intéressé des éditeurs aussi réputés pour leur flair que Bernard Dumerchez, Jacques Darras, François Boddaert ou Yves di Manno, qui a publié une anthologie très remarquée de ses poèmes avant L’homme qui marche en 2015.


Ai-je raison de penser que la meilleure façon de comprendre quel poète tu es est d’analyser la composition de cette Ode ?

Aucun de mes livres, depuis Légendaire et Intempéries, n’a été un simple rassemblement de poèmes. Tous dans leur thématique et leur structure sont « composés » selon des règles qui, d’une certaine façon, les apparentent à une construction musicale : tonalités, mouvements, scansion et mesures du vers, importance du « nombre » (un livre comme Légendaire (1977) est entièrement construit sur le nombre 11). Debussy et Bach ont déjà été convoqués dans D’où pas même la voix (Dumerchez, 2005). L’Ode au vent tardif ne fait pas exception à ce type de construction. La sextine finale est un « Choral ». Les six noms qui constituent le fil thématique du livre (Nom, Mémoire, Corps, Flamme, Nuit, Vent), et que la sextine à la fin fera tourner, amorcent des « variations », chacune alternant les moments clairs et les moments sombres de cette réflexion sur le rapport du poète à cette énigme qu’est pour lui  la poésie, à la fois « épouse de l’ombre et sœur de la clarté ». Ainsi le troisième mouvement qui parle du corps défiguré des poètes me permet-il d’évoquer la figure de Hölderlin, celle de Neruda aussi bien que celle de l’ami Pierre Lartigue qui me fit entrer à Action Poétique. De même, le cinquième, qui s’ouvre sur une traduction de Pasolini que j’avais composée lors de l’anniversaire de son assassinat. Tout comme le quatrième (la Flamme), qui m’a permis de saluer quelques-uns des poètes disparus. Entre autres, la figure tutélaire de Maurice Regnaut, ou celle de Jude Stéfan dès ses premiers livres (Cyprès, Idylles suivi de Cippes) qui ont eu sur moi une influence décisive. J’ai ainsi composé un modeste « Autel des morts », d’où la présence de François Truffaut (La chambre verte). J’en profite pour signaler que certains films du temps de ma jeunesse cités çà et là dans le livre ont façonné mon imaginaire, comme À bout de souffle de Godard ou encore Roma de Fellini.

Comment t’est venue l’idée de faire de la citation un élément majeur de ton écriture ?

À la fin du livre, j’ai tenu à préciser les choses. J’avais déjà prévenu dans mes ouvrages précédents que mon ambition était de « parler bas sous la voix des autres ». D’où l’usage systématique du collage, le recours à la citation visible ou masquée (comme dans les « dessins/devinettes » de notre enfance, les figures dissimulées dans le feuillage des arbres). Citation ou fausse citation ! Ne pas prendre cela pour du plagiat ou de la pédanterie. C’est que les poètes qui se glissent dans le corps du poème font partie de moi depuis plus de cinquante ans. Ils ont fait de ma vie ce qu’elle est devenue : une « vie en mots » (« le seul ornement de cette vie /que nous avons si mal aimée ») telle qu’on peut la voir dans cette Ode au vent tardif. Comme Prospero, le magicien de La Tempête disant : « nous sommes faits de l’étoffe de nos songes », je puis dire que je suis fait de l’étoffe de leurs vers.

Claude Adelen Ode au vent tardif
Claude Adelen © Marché de la Poésie

Quel rapport ta conception de l’émotion poétique entretient-elle avec celle de Pierre Reverdy ?

La grande Question ! Ma lecture de Reverdy fut décisive. Elle m’a permis d’échapper au « poétisme » qui guette toujours les poètes à leurs débuts. J’ai compris que l’émotion poétique devait être « concrète ». Qu’on ne devait plus parler de « poésie » (ce fourre-tout) mais de poème. De là cette formule-titre du livre de chroniques publié en 2004 : L’émotion concrète. Par là, je définis ma conception personnelle de la poésie : éloignée du discours spontané, de l’apitoiement sur soi-même, du sentimentalisme, tout autant que de l’abstraction, du minimalisme, de l’hyperréalisme, du fanatisme objectiviste visant à expulser le « Sujet » du corps du poème.

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Tu appartiens à une génération mise dans le sac de l’avant-garde. Elle a beaucoup apporté sur tout ce qui compose la poésie. Comment définis-tu le vers ?

La question que nous venons d’aborder rejoint naturellement celle du lyrisme et donc celle du vers, du Chant. On sait avec quelle violence, dans les années 1970, les avant-gardistes, par crainte sans doute de rater le dernier train de la « modernité », se sont acharnés à vouloir expulser le « sujet » du poème ! Moi, je revendique d’être un poète lyrique.

Je rappellerai encore une fois les mots de Paul Louis Rossi : « La poésie est lyrique dans son essence, c’est-à-dire indissolublement liée au Chant. À la Musique du vers ». À ce sujet, je trouve très juste qu’Yves di Manno, dans son énorme anthologie (Un nouveau monde), m’ait classé parmi « quelques solitaires des années 80, entre les ombres de la musique ancienne et la rigueur d’une métrique nouvelle ».

Quelle importance a pour toi l’oralité ?

Essentielle ! Le chant, l’émotion, le lyrisme, n’existent que par la voix. La voix rythmée par le vers (je n’ai jamais pratiqué le « poème en prose »). Le vers demeure le véhicule indispensable de la voix dans le poème. Celui-ci peut jouer typographiquement avec l’espace de la page, à condition que la scansion demeure perceptible. Pour moi, l’oralité (le chant) est essentielle pour faire entrer le poème dans la mémoire (« la poésie est un art de la mémoire », dit quelque part Jacques Roubaud). C’est également par la voix des chanteurs que tant de poèmes « mis en musique » se sont gravés dans ma mémoire. Des poèmes « qu’on sait par cœur », comme on disait à l’école. Et ceci encore : je me suis aperçu, au fil de mes lectures de poésie, que beaucoup d’auditeurs venaient me dire après la performance que mes poèmes, qu’ils avaient trouvés obscurs lus à voix basse, leur paraissaient soudain tout à fait clairs.

Claude Adelen
« Fugue », Vassily Kandinsky (1914) © CC0/WikiCommons

L’aventure d’Action Poétique. Quels souvenirs en gardes-tu ?

Tant de souvenirs de 1971 à 2011 ! Mon arrivée rue Émile Dubois chez Élisabeth Roudinesco, Le rire homérique d’Henri Deluy, ses colères, et, pour finir, les pots au feu gargantuesques dans la cuisine d’Ivry dont un mur était couvert d’une impressionnante collection de boîtes de sardines.

Je pense à Maurice Regnaut qui, avec Pierre Lartigue, me fit entrer à Action Poétique. À Chevreuse, dans sa « maison qui touche aux bois », il me fit lire, à l’âge où l’on apprend à aimer les vers, Hölderlin, et plus tard, en Alsace, Rilke (« Nous ne connaîtrons pas sa tête prodigieuse »). Je pense à Alain Lance qui habitait alors rue de l’Arbalète ! Je pense à Bernard Vargaftig. Nous échangions par courrier nos ébauches. Son inquiétude, son angoisse d’avoir laissé quelque imperfection qui lui faisait reprendre indéfiniment ses textes.  

Quarante ans. La place me manque.

Bien sûr, je pourrais aussi évoquer, comme tu me le suggères, les affrontements théoriques parfois féroces avec les autres grandes revues qui nourrissaient à l’époque une vie intellectuelle foisonnante. Je veux parler de Change et de Tel Quel (auquel la revue a tout de même consacré un numéro !). Mais je n’étais qu’un écolier en la matière, poursuivant sa propre recherche d’une écriture sur laquelle installer sa petite musique. Au reste, je me demande s’il se trouverait encore aujourd’hui, en ces temps de grande carence intellectuelle, beaucoup d’amateurs de poésie susceptibles d’y comprendre quelque chose.

Bien plus important fut pour moi le rôle  joué par Action Poétique dans la découverte des poésies étrangères. Combien de numéros remarquables faudrait-il citer : Maiakovski et les futurismes (n° 48), AgitPorp (51-52), ProletKult et littérature prolétarienne (59) Khlebnikov, Mandelstam, Akhmatova, Tsvetaeva (63). La liste serait longue. N’oublions pas non plus le délectable numéro consacré à la cuisine ! Et si l’Ode au vent tardif se clôt par une sextine, je le dois sans doute au numéro 99 dirigé par Pierre Lartigue.

Un dernier mot. Je suis resté jusqu’au bout fidèle à Action Poétique, qui m’offrit durant quarante ans une tribune où j’ai pu développer une activité critique, laquelle m’a ouvert les yeux sur la multiplicité des formes d’écritures des principaux poètes qui parurent sur la scène de la poésie contemporaine. Je pense ici à l’entrée en scène d’Emmanuel Hocquart qui fut pour moi une révélation essentielle pour le décrassage de l’émotion dans ma propre écriture. Un demi-siècle d’activité, de réflexion. J’ai d’ailleurs recueilli ce travail dans un livre publié en 2004 aux Éditions Comp’act sous le titre L’émotion concrète.

Alors, la rage me prend parfois quand je songe au mépris dans lequel a été tenu l’immense  travail de défrichement accompli par cette revue. Quand je pense à l’infamie d’une certaine critique acharnée à décréter qu’Action Poétique fut une revue « stalinienne », et Henri Deluy un « poète stalinien ».