Inouïe Sophie Blind

Divorcing paraît aux États-Unis en 1969 où il est étrillé par la critique, puis tombe rapidement dans l’oubli après le suicide de son autrice, Susan Taubes, la même année. Republié en 2020 dans la prestigieuse collection « Classics » de la New York Review of Books, le roman paraît en français sous le titre Vies et morts de Sophie Blind et dans une traduction magnifique de Jakuta Alikavazovic, qui en signe également la préface. Une fois refermé le livre, on a peine à croire qu’il a plus d’un demi-siècle tant son écriture nous semble contemporaine.

Susan Taubes | Vies et morts de Sophie Blind. Trad. de l’anglais et préfacé par Jakuta Alikavazovic. Rivages, 366 p., 22,50 €

Le récit s’ouvre sur la mort de Sophie Blind. Décapitée par une voiture dans les rues de Paris, elle « tente de se faire à sa nouvelle voix » qui lui semble bien lointaine. À la fin du livre, on la trouve dans un caisson de perte sensorielle où, autour de sa main qu’elle ne voit pas, apparaissent « une, deux, six mains squelettiques phosphorescentes ». Entre ces deux histoires de fantômes, elle raconte son enfance en Hongrie, son départ pour les États-Unis, la Shoah et la mort de ses cousins assassinés au Zyklon B, ou son mariage qui se délite, en faisant fi de toute chronologie ou linéarité. Elle raconte aussi comment, à Budapest, New York ou Paris, les hommes l’étouffent. Son mari, un célèbre philosophe et théologien, « ne cess[e] de traduire à la fois ses paroles et ses silences dans une autre langue » ; son père, psychanalyste freudien de la première heure, « lui me[t] des mots dans la bouche » ; et, dans une incroyable scène de vaudeville où Sophie se présente morte à un tribunal rabbinique pour demander le divorce, la cour des rabbins s’y refuse en concluant qu’elle « n’a pas davantage reçu de preuve de son décès que de son existence ». Sophie Blind n’est pas aveugle, elle est simplement réduite au silence.

La scène de son arrivée en Amérique n’échappe pas à la règle. Si le héros de Kafka croit apercevoir un glaive dans les mains de la statue de la Liberté et que, plus récemment et au cinéma, celui de The Brutalist la voit sens dessus dessous en arrivant à New York, Sophie Blind, elle, ne voit rien : « Un homme, pointant vers le soleil, déclara qu’ils verraient bientôt la statue de la Liberté ; il lui dit que c’était un cadeau de la France. Mais avant de l’apercevoir, elle dut rentrer pour attendre les douaniers dans le fumoir de la classe éco. De temps en temps elle se levait, regardait par un hublot, mais il n’y avait rien à voir sinon des gens qui se déplaçaient. » De fait, sa liberté est confisquée par les hommes et leurs discours. Le monde de Sophie Blind est une cage où la misogynie et le paternalisme se glissent avec violence dans tous les recoins de la vie du corps et de la pensée.

Susan Taubes, Vies et morts de Sophie Blind,
Susan Taubes © D.R.

Et c’est justement pour échapper à cet enfermement que Sophie meurt ou s’enferme dans un caisson de perte sensorielle. Pour échapper à cette violence, également, qu’elle écrit ce livre que nous avons entre les mains et auquel elle fait souvent référence : « Les livres étaient meilleurs que les rêves ou la vie. […] Entre la vie et le rêve, il n’y avait pas une telle différence, en vérité ; cependant, les deux bataillaient, s’affrontaient, se jouaient des tours. Un livre, c’était autre chose. […] On peut être éveillé et se demander si c’est un rêve et ne pas y croire. Mais un livre, c’est simple, un livre est toujours un livre – cela, on peut en être sûr. Et avec un livre, qu’on soit en train de le lire ou de l’écrire, on est éveillé. La question ne se pose pas. Écrire un livre, voilà qui tentait Sophie, pour toutes ces raisons. Dans un livre, elle savait où elle était. Car, même s’il était déroutant, tâtonnant, ambigu, un livre était un livre. »

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Susan Taubes (née Feldmann) s’inspire largement de sa propre vie pour imaginer celles de Sophie Blind (née Landsmann) : des vies blessées par l’exil, par la Shoah, par le mariage et la mort, d’où émergent toutes sortes de fantômes, morts ou vivants. Vies et morts de Sophie Blind est porté par une écriture virtuose et une inventivité foisonnante. La violence des pages que Susan Taubes consacre aux disputes entre Sophie et Ezra, la vivacité avec laquelle elle ressuscite une enfance juive à Budapest à la fin des années 1930, où « faire Pessah chez Grand-Mère, c’était un peu comme se rassembler pour un massacre », le mordant avec lequel elle imagine la condamnation d’une femme vivant librement sa sexualité – toutes ces scènes mises bout à bout font de ce livre une expérience de lecture inouïe.

En se tenant sur la ligne de crête qui sépare vie et rêve, réalité et fiction, Susan Taubes écrit en dynamitant les conventions morales et littéraires. Tous les genres y passent, du récit à la lettre, en passant par le journal ou le théâtre. Elle dynamite également les systèmes de pensée dont les hommes usent pour imposer leur domination à Sophie Blind, que ce soit la religion, la philosophie ou la psychanalyse. Oui, « ce livre, “c’est de la dynamite” », comme le note Jakuta Alikavazovic dans une préface aussi subtile qu’éclairante : la dynamite avec laquelle Susan Taubes creuse pour son héroïne des vies et des morts à soi.