Éveiller les somnambules

Tentant de rompre le silence de la société russe face à la guerre en Ukraine, deux écrivains moscovites se livrent à une analyse parfois cruelle de la position de leur pays, qu’ils ont dû fuir, et de leur propre attitude. Une même interrogation parcourt les deux ouvrages : « Qu’est-il arrivé à la Russie ? », se demande Dmitry Glukhovsky alors que Filipp Dzyadko semble lui répondre : « Au moins, j’ai essayé ».

Dmitry Glukhovsky | Journal sous dictature. Comment j’ai vu la Russie basculer. Trad. du russe par Raphaëlle Pache. Robert Laffont, 460 p., 22,90 €
Filipp Dzyadko | Radio Vladimir. Trad. du russe par Yves Gauthier. Stock, coll. « Des nouvelles du réel », 222 p., 19,50 €

Familier du monde de l’anticipation, Dmitry Glukhovsky a choisi de s’adonner à l’analyse de l’histoire immédiate, en passant par la relecture, crayon en main, de ses propres textes publiés dans différents médias durant la décennie passée. L’auteur de Métro 2033, dont l’action se situe vingt ans après une apocalypse nucléaire, plonge cette fois au cœur d’un monstre bien réel : celui du système poutinien et de la société qui l’entoure, avec pour seul but la volonté de comprendre comment un État ayant rompu avec le totalitarisme peut se transformer en une « république bananière corrompue jusqu’à la moelle, […] à ceci près qu’en lieu et place de bananes, il fait commerce de gaz et de pétrole et s’en sert pour soumettre le monde à son chantage ». 

C’est une chute que Dmitry Glukhovsky décrit, épisode après épisode, en pointant les innombrables symptômes qui trahissent ce glissement. Il traque des mouvements qui se rejoignent – l’évolution du régime, l’acquiescement tacite de la société et ses propres esquives –, ce qu’il appelle le « journal de bord d’un vaisseau spatial aspiré par un trou noir ». Étrangement, le point culminant de la prise de conscience collective marque également le début de la chute : on est au printemps 2012, et la « Marche des millions » se veut un rassemblement géant au centre de Moscou, à la veille de l’investiture de Vladimir Poutine pour son deuxième mandat. Une mobilisation susceptible d’annoncer d’autres révoltes. 

Or, que s’est-il passé ensuite ? « La révolution est retombée comme un soufflé », écrit l’auteur qui passe en revue les raisons, futiles ou inavouables, qui caractérisent cette démission collective. Les tentatives d’explication se succèdent : « La passion s’est étiolée » ; « Notre vie était supportable », d’ailleurs, en guise de liberté, « nous bavassions sur Facebook » et « pouvions continuer à voyager en Europe ». Mais il est aussi des aveux implacables : « mentir est indolore ».

Et contre quoi se battre, demande encore l’auteur ? « Il n’y a pas de régime, pas de système : il n’y a qu’un marécage et toute la verticale du pouvoir, un cercle où chacun tient l’autre par la barbichette […] entre les procureurs, les juges, les fonctionnaires du fisc, l’administration présidentielle et ainsi de suite. Ce n’est pas un colosse, mais de l’argile liquide. » Le régime tient aussi grâce à des « figurants payés à cet effet » qui remplacent le peuple, ceux que Glukhovsky nomme « les producteurs de peur ». Ce peuple, « remplacé », aurait beaucoup apprécié l’annexion de la Crimée et cru au « séparatisme » dans le Donbass. L’auteur avoue n’être pas sorti indemne de l’opération : même si je dénonçais la propagande, note-t-il, « je n’étais pas moi-même épargné par son influence ».

« Journal sous dictature. Comment j’ai vu la Russie basculer », de Dmitry Glukhovsky, traduit du russe par Raphaëlle O’Brien, éd. Robert Laffont, 460 p., 22,90 €. « Radio Vladimir » de Filipp Dzyadko,
Marche anti-Poutine (Moscou, 2012) © CC-BY-2.0/Sergey Rodovnichenko/WikiCommons

C’est ce monstre en soi que Filipp Dzyadko tente également de cerner dans Radio Vladimir, moitié conte se jouant du réel, moitié récit introspectif. Si son itinéraire est différent de celui de Glukhovsky, sa quête est proche de la sienne. Il est historien de formation, initiateur de plusieurs revues, partie prenante de la télévision russe indépendante Dojd, mais aussi du site exceptionnel Arzamas, sorte d’université volante en ligne, héritière lointaine de la guerre froide. Chez Filipp Dzyadko, la fonction pédagogique est intrinsèquement liée à l’engagement. Son idée fixe : guérir la société par la culture. 

L’écrivain a de qui tenir : des grands-parents eux-mêmes dissidents, envoyés en relégation dans l’extrême-orient russe, et une mère, Zoïa Svetova, visiteuse de prison et essayiste (Les innocents seront coupables, François Bourin, 2012). Il fait intrinsèquement partie de ceux qu’il appelle « les réfractaires de l’indifférence ». Quand il écrit : « au moins j’ai essayé », c’est aussi à cette constellation-là qu’il fait allusion, une nébuleuse à laquelle il appartient par ses origines, ses activités et ses engagements propres, quelqu’un qui aurait contracté à la naissance le virus de la liberté. 

Radio Vladimir agglomère cet ensemble : échanges littéraires ou politiques, ses réflexions propres, comme dans une radio clandestine dont on manipulerait le bouton, en se fiant plus ou moins au hasard. Filipp Dzyadko s’interroge, et dans cette introspection la forme se dilue : c’est un maelström où la conscience tente régulièrement de faire son trou. Sans illusion. « Un Russe qui se raconte en 2022 ? Je fais partie intégrante du monstre et, bien que je m’en sois éloigné à des milliers de kilomètres, il reste là, à côté, je sens son haleine, peut-être même est-il à l’intérieur de moi, sous la forme de ma haine envers lui. »

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Dans cette succession de courts chapitres, la fiction croise l’activité d’un ouvrier chauffagiste, Vladimir Rumyantsev, arrêté pour avoir créé une station de radio pirate (et d’ailleurs récemment libéré). L’auteur correspond avec lui en élargissant le cercle. Il interpelle toutes les créatures qui ont croisé sa vie, auteurs morts ou vivants, emprisonnés ou exilés, échanges épistolaires, conversations ouvrant le champ de ses interrogations à ceux « qui refusaient de vivre les yeux baissés » : de Mandelstam à Navalny, d’Oleg Orlov, coprésident de Mémorial, à l’historien Kara-Mourza emprisonné puis libéré ou Boris Nemtsov assassiné en 2015 et Ilya Iachine, député libéré lors d’un échange, jusqu’à Natalya Gorbanevskaïa qui eut le courage de dénoncer, en 1968, quasiment seule sur la place Rouge, l’invasion de la Tchécoslovaquie. 

Ces voix se recoupent et se complètent dans un même cheminement dont l’issue est fort incertaine. Le constat de Glukhovsky et de Dzyadko est sombre et les deux écrivains en sont parfaitement conscients. 24 février 2022, « en ce jour où il est déjà trop tard », écrit Filipp Dzyadko tandis que Dmitry Glukhovsky laisse tomber ces mots le lendemain de l’invasion de l’Ukraine : « Nous les Russes, maintenant nous savons ». Les écrivains se réfèrent alors à leur univers familier, celui d’une dystopie dont ils ne seraient plus les auteurs mais les observateurs, cherchant à éveiller ces « somnambules » qui les ont entourés et à témoigner pour leur génération. S’ils n’ont plus l’exclusivité d’être les auteurs ou initiateurs de l’Histoire, ils gardent la main sur son pouls, guettant une autre chute que celle de 2012. « La fin peut prendre du temps. Aujourd’hui le cours de l’Histoire s’est accéléré. Alors à vos chronomètres. » Et cette mise en garde qui relève moins de la fiction que d’une analyse méthodiquement menée : « voilà qui poussera la Russie vers l’avant, mais pourrait tout aussi bien la mettre en pièces ».

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