Les blagues de guerre de Franz Kafka et ses amis, édité par Keren Mock, rassemble des « bons mots » transcrits par Kafka et sa bande pendant la Première Guerre mondiale, ainsi que quelques inédits de l’écrivain et de son entourage, complétés par des essais de chercheurs contemporains relatant la découverte de ces joyaux et situant dans leur contexte l’humour et le pacifisme du milieu de Kafka. Un livre riche, érudit et fascinant. Et drôle !
Le 7 octobre 2023 a bousculé beaucoup d’esprits. Pour Keren Mock, préoccupée par le sort des otages israéliens, l’évènement a renforcé ses sentiments pacifistes, l’amenant naturellement à Prague et à cette période riche et révolue de la Mitteleuropa intellectuelle.
On reconnaît ici l’ambiance de Kafka, même si les blagues ne sont pas de sa main, ni de celles de son entourage, preuve, s’il en était besoin, que quelque chose se passait là-bas à ce moment de l’Histoire, exprimé par un penchant pour la fable, pour l’absurde, pour le désespoir, pour le cynisme, autant de modes d’expression qui font défaut aujourd’hui, notre époque leur préférant un discours sincère et plat.
C’est dans un coffre-fort à Tel Aviv que ces bons mots furent découverts par Keren Mock, transcrits à la main sur de petites fiches trouvées en liasse à l’intérieur d’une feuille de papier pliée en deux, celle-ci enfermée à son tour dans un petit cahier marron. Sur la feuille de papier, Max Brod avait noté : « Recueil de bons mots datant de la Première Guerre mondiale. Kafka aussi a participé à notre recueil : Elsa, Ernst, moi, Kafka. »
Parmi les blagues rapportées par Elsa Brod, on aime celle-ci, grivoise, où la guerre sert d’écrin à un thème encore plus ancien :
Un Juif (réfugié) s’adressant à un autre Juif :
– Ma fille va accoucher ces jours-ci.
– Comment ça, mais elle n’est pas mariée !
– Les Russes sont coupables.
– Comment ça, les Russes ? Je te rappelle que leur invasion remonte à 4 mois.
– Ça te montre à quel point ils ont mobilisé tôt.
Les passeurs de ces bons mots – Elsa et Max Brod, Kafka et Ernst Taussig (frère d’Elsa) – se montrent sensibles aux propos concernant l’inégalité sociale :
Un soldat en permission traverse un pont à Prague.
Il croise un général. Omet de le saluer.
Le général l’arrête et lui demande pourquoi il ne l’a pas salué.
– Parce que j’ignorais que vous étiez un officier. Je viens du front, là-bas on n’en voit aucun.
La rage contre l’inégalité vise le sommet du pouvoir. Les chefs d’État :
À qui la guerre a-t-elle le moins coûté ?
Au Tsar : 1 couronne.
Le double tranchant et le paradoxe sont de rigueur : le tsar n’aurait rien perdu, vu qu’un centime et un royaume se valent. Ou, pour le dire autrement, dans un paysage dévasté par le conflit, chacun tient à sa couronne : la guerre nous enseigne à relativiser, elle rebat toutes les cartes…

Kafka, quant à lui, rapporte des blagues ayant trait à la judéité :
L’empereur Guillaume est en visite dans une petite ville.
Il demande aux représentants des trois religions des conseils
pour sortir de la situation difficile dans laquelle il se trouve.
Le catholique :
– Priez, priez, priez.
Le protestant :
– C’est simple. Tapez leur dessus tant que vous pouvez.
Le rabbin (il prend l’empereur à part et lui glisse à l’oreille) :
– Majesté, dites juste que tout cela est la faute de votre épouse.
Ici, l’insistance sur l’identité religieuse invalide la grille identitaire imposée par la guerre, où des coreligionnaires se tirent dessus depuis des tranchées opposées, fidèles à l’étendard de leur nation. Cela n’empêche pas, semble vouloir dire ce bon mot, que le caractère religieux reste inchangé ; chez les Juifs, selon le poncif ashkénaze, il est figuré par une structure familiale basée sur la domination d’une mégère.
L’appartenance ambivalente reparaît dans la blague suivante, rapportée par Kafka :
Les trois phases de réaction de la communauté juive de Prague.
Première année de guerre :
– Deutschland, Deutschland über alles, l’Allemagne, l’Allemagne, par-dessus tout
Deuxième année :
– Wilson va régler le problème, c’est sûr.
Troisième année :
– Qu’est-ce qui peut bien nous arriver, à nous autres Tchèques.
Maurice Kriegel, dans le dernier chapitre du recueil – « Devant la guerre : Max Brod et les sionistes pragois » –, fournit le contexte de cette ambivalence : les Juifs pragois se définissaient avant la guerre comme « allemands », mais l’évolution de la population allemande non juive vers un hyper-nationalisme pro-allemand doublé d’un antisémitisme virulent les a transformés en porte-parole « d’une sensibilité politique libérale anticonservatrice ». De même, leur attitude à l’égard des Tchèques fut compliquée : alors que les Allemands non juifs furent généralement hostiles à ces derniers, les Juifs se souvenaient de l’époque où leurs grands-parents, avant de s’installer à Prague, vivaient dans les villages de Bohême « en bonne intelligence avec les paysans ».
L’analyse de Kriegel est complétée par un chapitre signé Jean Baumgarten – « La rédemption par le rire » – où le chercheur situe la démarche de l’entourage de Kafka dans le contexte d’un travail d’ethnologie visant à retrouver les racines de la culture ancestrale. Baumgarten cite en exergue Beckett – « Au commencement était le calembour » – pour insister sur la valeur religieuse du rire dans la culture yiddish, comme l’illustreront certains héritiers américains : Saul Bellow, Philip Roth et Woody Allen, pour ne pas parler de Sholem Aleikhem, qui termina sa carrière aux États-Unis. Baumgarten cite de nombreux exemples des blagues cocasses qu’on trouve dans le Talmud et dans la littérature hassidique. Le rire, lié à la guerre, faisait également partie intégrante de la littérature d’Autriche-Hongrie, comme le démontrent Alexandra Cade et Jean Boutan, traducteurs ici des inédits de Kafka et de sa bande, dans un autre chapitre du recueil.
Enfin, on se réjouit de l’introduction de Keren Mock, qui relate la découverte fortuite qu’elle a faite de ces bons mots, au détour de sa recherche sur les écrits hébreux de Kafka à la Bodleian Library d’Oxford, étape qui l’a conduite à consulter les archives de Max Brod en Israël. À Oxford, elle est tombée sur un court texte, une sorte d’étude des « couples » grammaticaux hébreux masculin et féminin, singulier et pluriel, que Mock caractérise comme une « poétique grammaticale », où Kafka abandonnait la maîtrise « pour revenir à un état de langue proche du babil ». Voici sa traduction : « marge tuyau tuyaux / de dos je serai tourné tu seras tourné tu seras tournée / il sera tourné elle sera tournée vous serez tournés / vous serez tournées cause sans lumière / ni vie le soleil ne fleurira fleur / le fruit ne mûrira pas et la récolte ne poussera pas / aucune fleur ne fleurira fier fière / marge boucherie égorgé ensuite / il y a l’odeur sel marin fève fèves ».
Kafka comme vous ne l’avez jamais vu ! Au revoir la Pléiade, bienvenue chez P.O.L ! Cette écriture primitive va bien avec les dessins du même auteur, peu connus du public, qui sont reproduits dans ce recueil : un régal pour les aficionados, mais pas que.