Dans le monde des Triades

Dans le prolongement de sa formidable série documentaire consacrée aux Triades (toujours disponible sur le site d’Arte en six épisodes), le journaliste et réalisateur Antoine Vitkine livre la version écrite de son enquête sur « la mafia chinoise à la conquête du monde ».

Antoine Vitkine | Triades. La mafia chinoise à la conquête du monde. Tallandier, 344 p., 21,90 €

La scène d’ouverture est digne d’un film hongkongais. Une colonne de vans noirs au cœur de la nuit, un dîner en sous-sol avec une brochette d’hommes de main aux mines patibulaires, de l’alcool, des filles, une boite de nuit, un karaoké… Pour décrocher l’interview de « Tyran de fer », le chef de la triade taïwanaise Alliance céleste, Antoine Vitkine a dû montrer patte blanche. Selon les critères de la Triade, tenir le whisky est un bon début… Au terme d’une longue enquête qui lui a permis d’obtenir des témoignages exclusifs de membres actifs et de repentis, le journaliste décortique l’histoire et les modes opératoires des principales triades du monde chinois. 

Si le terme de triade a été créé par la police britannique de Hong Kong à la fin du dix-neuvième siècle pour désigner des organisations criminelles, les sociétés secrètes chinoises sont bien antérieures. Elles avaient pour objectif initial de protéger les populations victimes des chaos de l’histoire et d’une administration mandarinale autoritaire : sécurité des personnes, protection des biens, prêts bancaires, transferts d’argent, ces sociétés couvraient tous les besoins de leurs membres, qui leur en étaient redevables. 

Très vite, elles ajoutent des activités illégales et lucratives au champ de leurs compétences : kidnappings, trafics de drogues, d’armes et d’êtres humains, jeux clandestins, blanchiment. Les triades s’adaptent à leur époque et s’adonnent aussi aujourd’hui au cybercrime sous toutes ses formes, aux trafics de déchets toxiques et matières premières. Le journaliste révèle des montages financiers sophistiqués, relie les opérations et les entreprises les unes aux autres, dessine des réseaux tentaculaires, richissimes, qui s’étendent bien au-delà du monde asiatique, des États-Unis à Vancouver, des pays d’Asie du Sud-Est jusqu’à Aubervilliers.

Antoine Vitkine, Triades - La mafia chinoise à la conquête du monde. Tallandier,
Holger Chen, membre repenti d’une triade, dans la série documentaire « Triades. La mafia chinoise à la conquête du monde » © Yami 2

Ce travail minutieux lui permet également, et c’est l’angle le plus intéressant de l’ouvrage, de décrypter les liens que les triades entretiennent avec les pouvoirs en place, en Chine continentale, à Hong Kong, Taïwan et Macao. Bâties sur une mythologie et des rituels qui exaltent loyauté et patriotisme, les triades ont joué un rôle non négligeable dans l’histoire politique du XXe siècle. En soutenant Sun Yat-sen en 1911, elles ont contribué à faire chuter l’empire mandchou des Qing. Dans le Shanghai des années 1920, la triade de la Bande verte collabore à la fois avec les autorités de la concession française, pour préserver les revenus de ses activités criminelles, et avec le mouvement nationaliste de Tchang Kaï-chek, pour lutter contre les communistes. 

Après la victoire de Mao Zedong en 1949, la plupart des triades fuient une Chine communiste qui ne veut pas d’elles et se réfugient à Taïwan dans le sillage du gouvernement nationaliste défait. En soutien au Guomindang, elles contribuent à « la terreur blanche », ces décennies de répression féroce du régime de Tchang Kaï-chek contre les populations locales taiwanaises. En 1984, c’est l’assassinat aux États-Unis par un membre de la triade Bambou Uni et sur ordre du Guomindang d’un journaliste taiwanais exilé, qui contraindra le régime, pris la main dans le sac, à amorcer un processus de démocratisation. 

Les Triades qui ne se sont pas réfugiées à Taïwan se déploient et prospèrent à Hong Kong et Macao. Elles s’emparent de l’industrie du jeu, mettent la main sur celle du cinéma, et exploitent ce formidable outil de soft power pour promouvoir une vision fantasmée des triades qui façonne (encore un peu aujourd’hui) les représentations occidentales. 

La perspective de la rétrocession de Hong Kong et Macao à la République populaire de Chine (en 1997 et 1999) bouleverse les équilibres des années 1980 et 1990. Pékin fait des appels du pied aux triades, accepte leur présence à Hong Kong et Macao à condition qu’elles n’étendent pas leurs activités criminelles en Chine continentale. Leur argent y est néanmoins le bienvenu pour financer les réformes et le développement. Pour préserver leurs intérêts économiques et financiers, nombre de triades, hongkongaises et taiwanaises, vont renier leur passé farouchement anti-communiste et s’allier aux chefs du Parti communiste chinois, nouveaux hommes forts de la région. 

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Mais dans cette association avec le PCC, les triades semblent avoir perdu leur identité. Le vocabulaire même utilisé par Antoine Vitkine pour les désigner évolue subtilement. Il est désormais moins question de triades au sens historique du terme que de gangs, de « nouveaux mercenaires », de « start-up mafieuse », de « voyous à louer ». « Les triades évoluent, se fragmentent, s’allègent du poids des traditions, s’ubérisent, s’adaptent aux mutations du monde du travail et de la société », souligne le journaliste. Fini les rituels fédérateurs, les cérémonies d’initiation, les serments de loyauté : les hommes de main et parfois les chefs eux-mêmes se louent au plus offrant. Quitte à se mettre aujourd’hui au service de l’ennemi juré d’hier. Il semblerait d’ailleurs que « Tyran de fer » ait conscience de ce paradoxe : ses liens avec la Chine sont le seul sujet qu’il a explicitement refusé d’aborder dans son interview avec le journaliste français. 

Complément de la série documentaire, le livre détaille davantage l’histoire des triades sur le temps long ainsi que les parcours de « Dent Cassée », « Loup Blanc », de « la Clope » ou encore du « Vaurien ». Il dévoile aussi les coulisses de l’enquête, en mettant en scène les rencontres du journaliste avec les membres des triades et avec celles et ceux qui tentent de percer leurs mystères. Il décrypte surtout plus en profondeur leurs activités criminelles, leurs structures économiques et financières, les liens que ces sociétés secrètes entretiennent entre elles, leurs stratégies internationales. La quantité d’informations, leur minutie, noie parfois l’analyse politique, qui ressortait mieux dans les films. Mais, que ce soit dans son format documentaire ou à l’écrit, cette enquête fera date.