La mafia sur le divan de Nino Rizzo a quelque chose d’absolument singulier, et pourrait-on dire d’improbable, qui en rend la lecture particulièrement passionnante. D’autres auteurs, essentiellement italiens, se sont penchés avant lui sur la psychologie de la mafia, et il les mentionne. Mais aucun ne présentait la double particularité d’être issu d’une famille de mafieux, fils d’un padrino qui, en son temps, fut arrêté par le juge Falcone, et psychanalyste (aujourd’hui président de l’Association suisse pour la psychanalyse des enfants et adolescents). Aucun, avant lui, n’avait eu une jeunesse baignée dans les non-dits et les interdits implicites de Cosa nostra.
En préambule, Nino Rizzo rapporte une anecdote dont le poids est significatif. En 1975, son père lui annonce la disparition d’un ami d’adolescence, Saro, de deux ans son aîné, fils d’un membre important de la mafia de Catane. S’enquérant avec stupéfaction des causes de son décès, Nino se voit répondre avec froideur que, sans doute, il avait divulgué des informations confidentielles sur Cosa nostra qui avaient entraîné son exécution, avec la très probable complicité de son propre père. Et le père de Nino d’ajouter, à titre d’avertissement : « Sache que si un jour tu disais ou faisais certaines choses, je ne pourrais pas non plus te protéger. » En un sens, on peut comprendre le livre de Nino Rizzo comme une réplique posthume (Matteo Rizzo est mort en 1994) à l’interdit paternel. Réplique qui s’est fait attendre toute une vie (Nino Rizzo est à présent lui-même père et grand-père), sans doute parce qu’il a fallu des années d’éloignement, de travail psychanalytique sur soi-même et de distanciation pour oser contourner l’interdit mafieux tout en le frappant au cœur avec une lucidité clinique. Le secret sur lequel Nino lève le voile n’est en effet pas de l’ordre de ceux qui couvrent des affaires criminelles, et, de ce point de vue, il échappe à toutes les révélations sensationnelles et périlleuses de dénonciateurs de la mafia et de son infiltration dans la société civile. Ce secret est à la fois beaucoup plus enfoui et beaucoup plus inaudible aux oreilles des intéressés : c’est celui qui éclaire la structure psychique d’une société criminelle, hommes et femmes solidaires, ses failles et ses modes de reproduction.
Pour Nino Rizzo, avant toute thèse « théorique », il s’est d’abord agi de s’expliquer à lui-même comment les êtres de sa famille, père, mère et oncles, qu’il avait aimés et même admirés enfant, pouvaient à la fois être des parents attentionnés et affectueux et les complices d’un système criminel sans scrupules, et d’autant plus redoutable qu’il s’exerce au sein d’une omerta que seules ont pu rompre les enquêtes d’un juge Falcone et l’instauration du statut de repenti. On mesure aussi la difficulté pour un être « de l’intérieur » à démêler les interférences entre la famille, au sens commun des relations de parenté ordinaires créatrices de liens d’amour et de devoir, et la Famille au sens d’une organisation tenue par des relations d' »honneur », de dette et de secret dans ses agissements criminels. Dans le cas de la mafia, les deux structures se superposent et se corrompent mutuellement, d’où aussi la difficulté de s’en extirper. « Fils de mafieux » on naît et « fils de mafieux » on reste jusqu’à sa mort, affirme Nino Rizzo. Il n’empêche que Nino Rizzo s’en est considérablement éloigné, géographiquement en choisissant très jeune de s’établir en Suisse pour faire des études de médecine et symboliquement en choisissant la spécialité sans doute la plus irrecevable pour le milieu mafieux : celle de psychanalyste. Comme il l’écrit, si névrosé et psychiquement souffrant que puisse être un mafieux, il préfèrera toujours développer des symptômes physiques souvent graves plutôt que d’affronter le « suprême déshonneur » qui serait celui d’aller voir un psychologue. En ce sens, Nino Rizzo a bel et bien « trahi » la Famille mais d’une manière qui demeure incompréhensible à cette dernière et échappe à ses catégories.

Les mafieux, selon Nino Rizzo, se caractérisent d’abord par une faille archaïque de leur narcissisme (terme qu’il faut entendre au sens psychanalytique, comme « le sentiment profond de sécurité intérieure que l’enfant développe à travers la relation maternelle précoce ») : « La fragilité du support narcissique des hommes de la Mafia est patente. Autrement dit, ils souffrent souvent d’une mauvaise image interne d’eux-mêmes, même si cette image contredit paradoxalement l’assurance et l’arrogance qu’ils affichent en société. » Pour en saisir les causes, il faut se pencher sur la structure familiale sicilienne, et, pour en comprendre les effets, il faut analyser les mécanismes de compensation psychique développés par les individus et la façon dont ces mécanismes sont confortés par la société mafieuse. La clé du comportement mafieux n’est en effet pas réductible à des déterminations personnelles, quelles que soient les variantes psychologiques auxquelles elle donne lieu (tendances névrotiques ou psychotiques plus ou moins développées selon les individus). Elle est profondément systémique, elle engage la double solidarité de la famille et de la Famille.
Selon Nino Rizzo, la genèse de la personnalité mafieuse est marquée par le passage d’une incestualité maternelle à une incestualité paternelle sans que le père ait interféré dans la première pour y jouer le rôle ordinaire d’obstacle à une fusion œdipienne. Dans la culture sicilienne, plus encore que dans d’autres, le jeune enfant est considéré comme « la propriété exclusive de la mère et des femmes de la famille en général » : « Enfant, il est pris au piège d’une relation maternelle incestuelle, qui ne lui permet pas de s’extraire de l’illusion infantile de la toute-puissance : il est piégé dans le doux et mortifère mirage d’être tout pour sa mère, qui a su lui faire croire qu’elle ne saurait être complète sans lui. Cette terrible chimère l’a empêché d’entrer dans le monde œdipien et de le traverser, c’est-à-dire d’accéder à une compréhension saine de l’altérité. » Tout le long de la vie du petit mafieux, la mère continuera de tenir ce rôle de mater dolorosa à vénérer et de quasi-divinité. Mais, à l’âge de la socialisation, à cette dyade mère-fils s’en ajoute une autre : la relation incestuelle paternelle. Elle ne repose plus, comme la première, sur une relation de fusion précoce mais sur une soumission absolue à la volonté paternelle. Ainsi que l’explique Nino Rizzo : « Le modèle de l’incestualité maternelle peut s’exprimer comme suit : Ta vie dépend de moi : tu ne peux pas être séparé de moi. » L’incestualité paternelle, moins fondamentale mais plus insidieuse, peut se traduire par ce type d’injonction : « Ta survie dépend de moi, tu ne peux pas ne pas m’obéir. » Le glissement de l’une à l’autre est en quelque sorte préparé par la mère : « L’héritage reçu de la relation incestuelle à la mère est un Moi idéal tout-puissant, correspondant au programme maternel inconscient et phallique : Tu seras mon homme, mon fils, tu seras l’homme que j’aurais voulu être, tu seras le séducteur de toutes les femmes, tu seras le plus puissant des hommes et tu n’auras d’autre femme que moi. » Ce double héritage maternel et paternel est aussi constitutif d’une irréductible et périlleuse ambivalence chez le petit mafieux, qui se conçoit simultanément tout-puissant et totalement dominé par l’ordre du père sans jamais pouvoir s’en émanciper.
Un autre effet de cette double incestualité, c’est que seul le « Nous deux » y constitue une relation réelle. Il faut comprendre la Cosa nostra comme un élargissement de ce « nous deux ». Tout ce qui existe en dehors de cet espace n’a pas statut de sujet « mais un simple rôle d’objet qu’on doit instrumenter à sa guise« . Ainsi se construit ce que Nino Rizzo définit comme la personnalité perverse du mafieux, fondée sur un désaveu de la réalité. C’est cette perversité relationnelle qui lui permettra d’être à la fois « bon père de famille » et assassin à ses heures. Cependant, cela ne va pas sans fragilité. Le mafieux sait qu’il ment et que sa reconstitution fallacieuse de la réalité n’est pas la réalité. S’il était isolé, il aurait du mal à la soutenir. C’est pourquoi la dimension collective de la perversité relationnelle est si fondamentale : « En clair, il ne peut y avoir de perversion sans le consentement et le soutien d’autrui. » Le mafieux ne peut survivre sans s’appuyer sur une communauté de désaveu. Tout à la fois, il la trouve dans l’environnement de la Famille et il la produit à son tour et l’étend autour de lui pour se protéger.
L’effort pour maintenir cet édifice collectif de désaveu n’est cependant pas sans failles. L’exemple le plus surprenant qu’en donne Nino Rizzo concerne les interrogatoires de son père Matteo par le juge Falcone en 1988. De fait, tout opposait les deux hommes en termes de codes de valeur, et les questions de Falcone se heurtèrent aux dénégations et aux silences attendus d’un membre de Cosa nostra. Cependant, un détail linguistique ébranla chez Matteo sa vision du juge : « Giovanni Falcone s’adressa à lui en l’appelant « Zu Matteo » (« Oncle Matteo »), conformément aux traditions siciliennes ancestrales qui exigent une forme de déférence des plus jeunes envers leurs aînés, sans considération de leur classe sociale. » Et de même, il l’interrogea en employant une forme pronominale sicilienne unique, « Vossia« , forme qui ne correspond ni au tu italien, forme familière, ni au lei, trop formel, ni au voi populaire : « Le « vossia » des Siciliens est un synonyme concentré de reconnaissance, de respect, de soumission à l’autorité d’autrui due à l’âge ou au prestige social. Évidemment, mon père rendit la pareille au juge en s’adressant à lui avec des « Vossia« . » Rien de tel n’aurait été possible si Falcone n’avait pas été lui-même un Sicilien, parfaitement imprégné des codes en usage non seulement dans le vaste cercle mafieux mais dans une communauté insulaire plus large à laquelle ils appartenaient tous deux. Implicitement, brisant pour un instant sa vision schizophrénique du monde, Matteo admit qu’il existait une altérité : on pouvait rencontrer un « homme d’honneur » chez ceux-là mêmes qui traquaient l’organisation criminelle à laquelle il appartenait. Selon Nino, cela n’empêcha sans doute pas son père de participer de près ou de loin à la liquidation du juge. Après lui avoir raconté son entretien avec Falcone, Matteo se crut pourtant obligé de formuler à Nino ce que ce dernier entendit comme un aveu en forme de dénégation et de demande de pardon : « Mon fils, je n’ai jamais tué personne. »
Beaucoup plus généralement, estime Nino Rizzo, le mafieux est un être psychiquement assiégé : « il doit entretenir son image de mâle tout-puissant coûte que coûte – et le coût est élevé« . Le mafieux va mal, constamment menacé d’être tué lui-même, et, dans le meilleur des cas, adossé au mensonge de sa toute-puissance, dont il ne peut ignorer la fragilité et qui entraîne chez lui au fil de sa vie angoisse et symptômes.
Au terme de cette lecture, on ne peut s’empêcher de penser que de nombreux traits de la pathologie psychique mafieuse infusent les nouvelles postures politiques immédiatement contemporaines. Toute-puissance illusoire du mâle régnant par la violence, refoulement du féminin, négation de l’altérité et communauté de désaveu, comment ne pas les reconnaître dans le masculinisme Républicain parvenu au pouvoir aux États-Unis et ailleurs? On se prend à songer à l’urgence d’une psychanalyse des peuples, renouant avec La psychologie de masse du fascisme de Wilhelm Reich, et qui mettrait à nu l’égarement et la toxicité de comportements psychosociaux émergents. Nino Rizzo en montre la voie avec courage et lucidité.