Le 23 mai 1992, le juge Giovanni Falcone, son épouse et trois de leurs gardes du corps périrent sur l’A29 près de Palerme dans l’explosion de leurs voitures : 500 kg de TNT avaient été placés dans un tunnel d’évacuation des eaux situé sous l’autoroute. L’attentat, signé Cosa nostra, fut un tournant dans les guerres que menait alors la mafia contre quiconque s’avisait de se mêler de ses affaires. C’est cette histoire et celle de ses différents protagonistes que raconte Roberto Saviano dans Giovanni Falcone, livre qui est à la fois un document et un roman.
Saviano sait de quoi il parle. Il est l’un des grands spécialistes du crime organisé italien (il y a consacré de nombreuses études, dont le célèbre Gomorra, Gallimard, 2007). Il est aussi l’une de ses cibles et vit sous protection policière depuis 2006 ; il ne peut donc qu’être fasciné par le juge Giovanni Falcone, suivant un schéma d’identification qui, hélas, n’est pas que le fruit de son imagination.
Saviano raconte ainsi la lutte contre la mafia et la guerre des clans entre eux, telles qu’elles se déroulèrent pendant les décennies 1970, 1980 et 1990 en Sicile, et s’interroge en même temps sur la personnalité de ce magistrat sicilien qui mena le combat antimafia malgré la solitude, la peur, les menaces, les attaques de la presse, l’absence presque totale de soutien de sa hiérarchie, de ses collègues et des politiques. L’accès imaginaire à son « espace intime » et à sa vie de tous les jours, principale stratégie romanesque du livre effectuée à partir de documents, conduit à un portrait intrigant de cet homme ordinaire et extraordinaire.
Le juge Falcone n’est cependant pas le seul à être mis en scène : des magistrats, policiers, politiques également engagés dans ce combat où ils perdirent la vie apparaissent aussi : Cesare Terranova, Rocco Chinnici, Gaetano Costa (« un homme dont on ne pouvait rien acheter sauf la mort »), Boris Giuliano, le général Carlo Alberto dalla Chiesa, Ninni Cassarà, Paolo Borsellino ami de Falcone… Des êtres d’une grande bravoure, à la place sociale élevée ou modeste qu’ils occupaient… tandis que, tant aux échelons supérieurs qu’inférieurs, ils furent nombreux à se défiler quand le devoir de leur fonction les appelait.

Mais le livre ne veut pas seulement rendre hommage à des hommes courageux, il veut montrer que cette lutte contre le crime organisé fut une affaire collective qui s’inventa au fil des années. Chacun dans les rangs des anti-mafieux avait accepté le fait qu’il « devait faire un petit bout de chemin, puis passer ses informations à un autre avant d’aller retrouver son Créateur ». C’est dans cette perspective d’ailleurs que Rocco Chinnicci, chef du Bureau d’instruction de Palerme, mort ensuite dans un attentat à la voiture piégée, organisa le premier « pool » antimafia dont Falcone et Borsellino faisaient partie. Un « pool » de braves parmi les braves car, comme le remarque laconiquement Saviano : « Au moment d’accepter un travail, certains calculent le nombre de kilomètres entre le bureau et la maison, et d’autres calculent le nombre de morts qui les ont précédés. Et dans chaque fauteuil ne s’assied qu’un homme suffisamment patient et scrupuleux pour balayer les cadavres qui s’y sont assis avant lui. » Et Falcone possédait bien toutes les qualités que ce travail demandait.
Saviano, pour le présenter en humain faillible et déterminé aux prises avec son temps, a choisi d’écrire un livre hybride qui associe fidélité à la réalité des faits et complexité de l’émotion. Si l’histoire est bien sûr « vraie » (une annexe présente les références des abondantes sources qu’il a consultées), c’est la fiction qui restitue le mieux l’atmosphère de cette époque plongée dans l’effroi.
En amateur des mouvements de l’âme, le lecteur suit les tourments et les joies des personnages ; en amateur d’investigation historique, il suit le dévoilement de la mécanique du système criminel organisé. Il découvre, avec les enquêteurs et les juges, les liens des familles mafieuses entre elles, leur pénétration dans les différentes strates de l’État et de la société, les pistes financières, les ramifications à l’étranger, les rites et les codes, les prête-noms… Il assiste à la difficile élaboration d’une législation ad hoc : délit « d’association mafieuse » (seul existait celui « d’association de malfaiteurs »), statut de collaborateur de justice (« repenti », dans le langage courant), mise à l’isolement carcéral des chefs de clans, confiscation des biens mafieux… lesquels permettront d’instruire des dossiers et d’obtenir de formidables victoires pénales. Des victoires provisoires, toutefois, comme le maxi-procès de Palerme de 1986-1987 avec ses 475 accusés, ses 19 condamnations à perpétuité et ses milliers d’années de réclusion, un procès dont Falcone, avec Borsellino, fut l’instigateur.
Mais Cosa nostra, la Camorra, la ‘Ndrangheta, la Sacra Corana… semblent avoir encore de beaux jours devant elles. Pourtant, avec un détachement surhumain, Falcone aimait à répéter : « La mafia est un phénomène humain et, en tant que tel, elle a eu un début, elle a une évolution et elle aura donc aussi une fin ». Certes, mais, comme le dit le titre italien du livre, « Solo è il coraggio » (« Seul est le courage ») ; une phrase qui peut se réécrire de manière plus énigmatique, ouverte et combative par « Solo il coraggio… » (« Seul le courage… »). Giovanni Falcone aurait été d’accord.