Révélé en France par le succès du très beau Solar Bones (D’os et de lumière, 2019), le romancier et nouvelliste irlandais Mike McCormack poursuit sur sa lancée. Formellement moins innovant que la phrase unique courant sur plus de deux cents pages du récit précédent, La nuée des âmes, son cinquième roman, n’en est pas pour autant moins stimulant. Ne serait-ce que du point de vue des mécanismes de fabrication du fictif et de la fiction, mis au jour par une construction faite de trois composantes étagées, à l’image de l’irish coffee.
Servi chaud, de préférence dans un verre transparent, le cocktail en question superpose trois éléments traditionnels : un tiers de café noir, un tiers de whiskey, forcément irlandais, le tout surmonté d’un tiers de crème fouettée – sans oublier une bonne dose de sucre liquide. Le mélange se boit à travers le nappage de crème, chaque gorgée de café amer trouvant à s’apaiser dans la blanche mousse, pour la plus grande satisfaction de nos papilles en feu. Mutatis mutandis, ce sont trois motifs analogues qui entrent dans la composition de La nuée des âmes : un tiers de roman noir et/ou policier, un tiers de réalisme solidement rural, un tiers de métaphysique, sous la forme « d’un ordre supérieur de perturbations, de secousses dans l’éther », finalement assez habituelles dans cette île décidément bien étrange qu’est l’Irlande.
Ne possédant pas la connaissance encyclopédique de Claude Fierobe, éminent spécialiste de la littérature fantastique irlandaise, je serais bien en peine de qualifier le réalisme de Mike McCormack. Prophétique, comme l’est Paul Lynch ? Magique, comme Jan Carson ? Optons plutôt pour métapoétique, dès lors qu’il s’emploie à démonter les mécanismes divers et variés par lesquels les « Puissances », comme les appelait Michelet, relayé en cela par Pierre Michon, mettent en fiction, et en coupe réglée, par voie de conséquence, nos vies. Fictions religieuses, idéologiques – « le terrorisme, récit tentaculaire de l’époque » –, détectives, en particulier.
Roman noir, La nuée des âmes l’est en partie. Sans déflorer l’intrigue, disons qu’un certain Nealon rentre à la maison, au sortir d’une longue période de détention provisoire. Les suspicions d’arnaque à l’assurance, d’usurpations d’identité, de détournements de fonds qui pesaient sur lui ont finalement débouché sur un non-lieu. Reste qu’il ne cesse d’être harcelé au téléphone par un mystérieux policier à la retraite reconverti dans la résolution des conflits. Leur rencontre prendra la forme d’une longue conversation, un brin abstraite et spéculative, sur fond d’alerte terroriste et pandémique maximale. Avec le retour au bercail de son personnage, et le franchissement du seuil de sa maison vidée de ses habitants (sa femme et son enfant en bas âge), le romancier s’installe d’entrée de jeu dans la dimension du mythe ou de l’allégorie. On pense à Ulysse rentrant à Ithaque ou à Gulliver de retour parmi les siens. Tel un maître du thriller, l’écrivain distille savamment les indices quant aux ambivalents agissements de son personnage, en se gardant toutefois de dissiper sur le fond l’opacité ambiante.

Roman rural, ensuite, caractérisé par la dureté des travaux des champs, et l’ingratitude du climat. À quoi sait-on qu’un roman a l’Irlande pour milieu porteur ? À ce qu’il y pleut à chaque page ou presque, exception faite d’une deuxième partie explicitement intitulée « Pas de circulation, route sèche ». Jamais vraiment battante, la pluie y est cependant fine et régulière, contribuant, comme dans les romans de Jean Rouaud, à saturer la perception.
Roman métaphysique, ou disons d’un autre monde, enfin. À croire qu’en Irlande le ciel (le Ciel ?) se lève et se couche comme nulle part ailleurs. D’emblée, la maison de Nealon se nimbe d’une « lumière votive orange ». En la circonstance, elle émane d’un tableau représentant le Sacré-Cœur. Mais elle témoigne surtout d’une religiosité diffuse, encore présente dans cette partie de l’île (le sud-ouest), moins déchristianisée qu’ailleurs, et qui fait que des termes comme « Rédemption » ou « Apocalypse » y sont encore monnaie courante. Une surréalité en tout point dépaysante, donc, en lien étroit avec la lumière sous toutes ses formes. Véritable constante de l’univers mccormackien, la luminosité se veut « d’os » autant que « d’âmes ». Incarnée autant que surnaturelle, païenne aussi bien que catholique, la lumière ne cesse d’irradier et de transfigurer. C’est en peintre que le romancier écrit. Au demeurant, Nealon est un barbouilleur d’instinct et de compulsion, filtrant le paysage proche ou lointain défilant sous ses yeux à travers le prisme de la couleur. Ne parlons pas d’écriture « artiste » pour autant. Ce serait même tout le contraire : « C’est à peu près à cette période que Nealon s’était vu emplir ses toiles de riches couleurs d’aortes et de claques qui puisaient leurs teintes dans le bas-ventre de la vie où le sang et la merde avaient leur propre communion ».
Loin d’esthétiser, ces constants effets de lumière sont, de facto, autant de coups de projecteur lancés sur les mystérieuses « constructions qui tournent dans la nuit – la politique, la finance, le commerce » –, lesquelles nous prennent directement pour cible, nous les citoyens des sociétés d’aujourd’hui et de demain. Ce narratif-là, ce story-telling répandu à satiété par les politiques, et dont l’obsession sécuritaire est l’un des noms, le romancier s’ingénie à le déjouer, à le contrecarrer. Et ce, ultime pied-de-nez, à la faveur de ses propres machinations d’auteur de fiction, dont il se détache ouvertement, en fin de parcours.
Chemin faisant, au détour des insistants questionnements pratiqués par un directeur de conscience en mal de reconnaissance sur la personne d’un Robin des Bois pas franchement repentant, se dévoile toute une dimension de souffrance et de vulnérabilité, d’ordre aussi bien intime que collectif, de moins en moins occultée, donc. Du coup, la fin de l’histoire n’est pas là où on l’attendait. La fable de l’agression terroriste planétaire, plus ou moins manipulée par la puissance étatique bardée de ses biopouvoirs, se dégonfle comme une baudruche, alors que s’intensifient, au contraire, les creusements et autres évidements, amorcés dès l’entrée dans la maison désertée par les siens. Au bout du compte, les vraies épreuves, les angoisses majeures, renvoient inexorablement à une solitude extrême, d’ordre existentiel : « Il ne lui reste désormais plus rien ni personne ». Quand retentit la cloche de l’angélus, l’heure n’est plus aux prières.
Gageons que la fin ostensiblement ouverte ne manquera pas de décevoir les lecteurs pressés de connaître le pourquoi du comment. Elle comblera en revanche les autres, qui, aux réponses toutes faites, préfèrent les interrogations suscitées en rafale par une fiction vertigineuse dans sa capacité à faire « déraper » et « basculer par-dessus-bord » les choses du quotidien. Quant à la langue pratiquée ici, heurtée car balançant constamment entre aridité spéculative, échappées poétiques et aperçus de type « noctiluque », qui sont autant de défis à relever pour le traducteur de talent qu’est Nicolas Richard, elle contribue à ce goût de revenez-y, mélange de douceur et d’amertume, qui se déguste gorgée après gorgée. Le calice proverbial, bu jusqu’à la lie, n’est toutefois pas loin.