Le chant de l’écoute humaine 

Dans Mon temps libre (Verdier, 2019), son premier récit, Samy Langeraert donnait à lire une série d’impressions et de gestes, de sensations, des épisodes parfois infimes mais perçus comme des faits majeurs. Un pêle-mêle d’images et de perceptions qui sont la plupart du temps vécues mais inexprimées – silencieuses. C’est encore de ce silence-là qu’il est question dans Le chant du merle humain. L’auteur le travaille, l’allégorise, et si, comme l’écoute, il est l’autre versant du chant, il n’en reste pas moins la matière principale du livre.

Samy Langeraert | Le chant du merle humain. Verdier, 96 p., 15 €

« Quand j’ouvre un livre, ce n’est pas moi qui lis. Mes mains s’affairent avec les pages, mes yeux s’agitent, il y a du temps qui passe et à la fin je referme le livre et j’ai tout oublié ». L’ouverture du récit est programmatique : le « moi » n’est pas le seul maître dans sa demeure. Dans les textes de Samy Langeraert, il y a toujours quelqu’un d’autre que soi, en soi, qui s’adonne à l’invention poétique. Dans Les deux dormeurs (Verdier, 2023), son deuxième livre, la tension dramatique émanait directement des conflits internes au narrateur. Plusieurs entités se disputaient les temps de l’écriture, entre le rédacteur de publireportages, le diariste et le poète. 

D’une certaine manière, l’histoire du Chant du merle humain est tout entière lovée dans cette suspension de la conscience d’un sujet qui lit et écrit. Ses textes disent combien l’écriture a trait à ce flottement alors qu’elle est en même temps engagée dans l’attention. Dans Le chant du merle humain, il s’agit d’une attention spécifique, celle de l’écoute : « Je ne veux pas me vanter, mais je suis doué dans le domaine de l’attention, et en particulier dans le sous-domaine de l’attention auditive, et plus spécifiquement encore dans le champ de l’écoute humaine. »

Ici, tout se passe à travers la conscience et le regard d’un homme qui écrit à son bureau. Le narrateur fait le ménage, éprouve de l’ennui, regarde à sa fenêtre, ne fait rien. Il tient des discours très variés et parfois farfelus sur l’infiniment grand comme sur l’infiniment petit, sur les nuages et la pluie, les oiseaux, mais aussi sur l’amour et le travail, le su et l’insu. Comme à chaque fois chez Samy Langeraert, c’est la récurrence d’un geste, d’un objet, d’une vision : un bureau, une fenêtre, un peuplier. Des objets fétiches qui l’entourent comme un cactus. Une succession de petites choses et de faits objectivés qui sont racontés de la manière la plus subjective possible, et en même temps de la façon la plus impersonnelle qui soit. 

Samy Langeraert | Le chant du merle humain
Samy Langeraert © Guka Han

Le chant du merle humain se présente comme une série de fragments narratifs de longueurs variables, clos sur eux-mêmes comme des poèmes, et scandés à quelques reprises par l’interpellation directe : « Je vous écris… ». Ces blocs de texte, qui ne sont pas à proprement parler des chapitres, sont amplifiés, répétés et prolongés par une chanson finale titrée « Chanson du non-enfant », elle aussi en prose ; les blancs entre les fragments de textes sont comme des silences. Comme des arrêts après chaque chant, ils ont l’air de mimer une continuité de mouvement. La démarche littéraire de Samy Langeraert est originale : tout le texte peut se lire comme une succession de poèmes mélodiques, mais surtout comme une mise en train, une façon de faire ses gammes avant la chanson proprement dite qui clôture le livre. 

Dans ses deux précédents livres, Samy Langeraert nous avait habitués à la description d’un paysage urbain et familier. Pour ce troisième, et c’est ce qui fait sa nouveauté, il prend le parti encore plus affirmé de l’évocation imaginaire en plein cœur de la vie quotidienne. Il s’agit bien d’une évasion hors du monde, comme le ferait un enfant qui, face à l’ennui, constamment joue et improvise, mais l’échappatoire se présente aussi comme une exploration de l’environnement le plus banal qui soit. L’auteur construit dans son livre des micro-récits drôles, incongrus, qui viennent autant amuser que surprendre le lecteur dès les premières pages, compte tenu de l’ancrage très réaliste du récit dans lequel il s’engageait. 

Ce qui se produit dans l’imagination du narrateur a autant d’importance que les menus faits de la vie courante. À cet égard, le texte rappelle par endroits les récits et nouvelles de l’auteur uruguayen Felisberto Hernández (1902-1964), dont les figures de narrateurs sont souvent habitées par une imagination qui les déborde, même si elle est associée à la vie banale et ordinaire. Son discours bigarré le conduit à inventer des personnages avec lesquels il s’entretient : un « non-enfant » tient des propos sur le temps et la lumière, un homme dans un lavomatic lui enseigne comment parvenir à « l’au-delà de la tristesse ». L’auteur exploite la veine du conte. La langue du livre, qui fait tout son charme, se rapproche parfois du ton candide de la parole enfantine, comme si le récit était une façon de dire pour la première fois ce que l’on découvre.

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Certains passages sont particulièrement drôles et cocasses : une femme à la figure sibylline lui apprend à « générer des hologramme » et l’invite à « loucher » afin de rompre avec la vision habituelle du réel. L’humour est aussi  pleinement présent quand il s’agit d’évoquer le rituel de l’écrivain à sa table : cérémonial banal de la création, mais rapporté dans le livre comme une expérience chamanique. Le souffle poétique est une expérience d’élévation, mi-sérieuse, mi-comique. Les propos qu’il consigne lui « montent » de dessous la terre, d’un espace souterrain qui n’est pas sans rappeler certaine nouvelle de Kafka, l’histoire d’une bête nichée dans son terrier et tout à son affaire. 

Samy Langereart injecte dans son récit des éléments insolites, parfois grotesques, qui font la teneur poétique et l’intensité dramatique de son livre. Il s’amuse aussi d’une mémoire sonore. On entend dans la prose la répétition de phrases qui surviennent comme des refrains, un slogan bien connu que le narrateur régénère, « sous les pavés, je peux très bien imaginer la plage », tout un jeu dans la langue qui touche l’oreille et s’amuse de la redite. Certains traits du livre, comme la mention de figures anonymes mais néanmoins distinctes – « l’enfant », « la femme avec laquelle je vis », « le non-enfant » –, ne sont pas sans rappeler certains textes de Peter Handke, dans lesquels les personnages dispensent un savoir mais surtout produisent l’effet d’une sensation vraie sur le narrateur, ce qui lui offre des voies d’accès à l’existence.

Le livre, par sa trame, pose des questions simples : une vie poétique est-elle possible aujourd’hui ? La langue permet-elle de se saisir du monde ? Un souffle personnel, comme le serait le chant du merle, peut-il éclore en plein milieu d’un paysage de bitume grisonnant ? L’auteur explore dans son texte ces possibilités, en faisant entendre en contrepoint une critique du monde comme il est, engoncé dans ses propres limites. Le propos du livre, sa démonstration, est de faire entendre un chant désarmant. À chaque page, on lit comme une forme d’insubordination à l’œuvre. De façon souvent offensive, libre, le narrateur revendique son pouvoir démiurgique : « Même si ce n’est pas vrai je peux dire qu’il fait beau, et d’ailleurs je le dis »Samy Langereart met en scène un personnage qui envisage à nouveaux frais ce qui l’entoure. Et peu importe si ce qu’il formule est déjà dit, connu et reconnu. C’est le mouvement de redécouverte et de reformulation qui importe, car le petit monde, qui fait la trame quotidienne du narrateur, s’en trouve lui-même modifié.

Samy Langeraert | Le chant du merle humain
« Le moulin ensorcelle », Franz Marc (1913) (Détail) © CC0/Art Institute Chicago

L’une des originalités du livre est l’invention de ce personnage mixte qui lui donne son titre, et paraît tout droit sorti d’une fable. La figure du merle humain permet à l’auteur de puiser de façon originale dans une tradition poétique ancienne, qui allie le chant des oiseaux à la poésie, à la virtuosité vocale. Samy Langeraert fabrique son récit à l’aune de cette analogie. La langue tend elle-même vers une forme d’hybridité : elle cherche à rejoindre la liberté des vocalises d’un chant, mais elle s’agence en même temps de la façon la plus intelligible qui soit, comme un discours philosophique. Samy Langeraert tire de ce mélange des tons une inventivité langagière particulière : la forme de son texte est un discours improvisé et immédiat qui semble aller comme à hue et à dia. Mais, dans le même temps, tout le propos du livre se déroule comme une méditation qui cherche son « ordre ». 

La force du récit se tient là : à la jonction du regard porté sur les choses non sues ou trop connues et d’une langue qui cherche à les voir. La rencontre amoureuse décrite dans le livre se fait « sans mots ». L’auteur capte l’infinitésimal, des gestes qu’on ne retiendrait pas, parce qu’ils sont fugaces ou imperceptibles, mais décisifs. « Avant même l’arrivée sur le trottoir, encore sur la chaussée avec le véhicule derrière au ralenti, sans mot, elle ne m’a pas laissé ranger mon bras, mais elle l’a attrapé disons au-dessous du niveau du coude et c’est alors que nous avons grimpé sur le trottoir ensemble. Ainsi en traversant la rue nous sommes passés d’un trottoir à un autre, mais pas seulement. En ce qui me concerne les fins et les débuts se font sans mots. Les choses les plus cruciales se font sans mots. Mais comme les choses les moins cruciales sont aussi importantes, tous les propos sont justifiés, c’est pourquoi ils s’élèvent et viennent se répartir ici dans les règles de l’art. »

Comme le ferait un philosophe qui traiterait avec méthode de l’être, du langage ou de la connaissance, le narrateur du livre pose des actes à sa pensée, mais surtout se joue du sérieux du langage philosophique. Le propos est démonstratif, même sur un sujet comme l’amour, parce que le narrateur produit ses propres vérités, et parce qu’il tient à les rendre poétiques. La recherche poétique est une recherche philosophique en soi. L’écoute, une éthique personnelle, et le chant, un souffle heureux, une façon d’entrer en écho avec le monde, et de s’y trouver bien.