Des signes préoccupants

Dans L’hospitalité au démon, son deuxième roman, Constantin Alexandrakis met l’inventivité formelle au service de l’exploration des ténèbres. La conjonction du « moment Adèle Haenel » et de la naissance de sa fille oblige le narrateur à replonger dans une rage pleine d’interrogations, consécutive à une série d’agressions sexuelles, subies entre ses 9 et 14 ans. Ce livre vif et étonnamment joueur parvient à la fois à faire preuve d’une grande acuité d’esprit et à entrer pleinement dans son sujet, sans détour.

Constantin Alexandrakis | L’hospitalité au démon. Préface de Neige Sinno. Verticales, 240 p., 20 €

Tout se passe au royaume du Danemark, territoire fictif où chacun sait depuis Hamlet qu’il y a quelque chose de pourri. Nous traversons cette région hostile par l’entremise d’un narrateur fluctuant, prenant parfois la parole à la première personne mais se contentant le plus souvent de décrire les actions d’un « il ». Lui, alias Le Père, alias La Dark Tentative de Bon Père de Famille (la DTBF), le double furieux et parfois dépassé d’Alexandrakis. On ressent d’emblée l’envie impérieuse de l’auteur de mettre les voiles vers le territoire de l’invention, de s’émanciper du « récit de témoignage » : cachot que l’on devine enserré par la double injonction de parler de soi et de dire la vérité.

La fiction, ici, n’a évidemment pas pour fonction de nous permettre de détourner le regard. Elle s’impose à la fois comme un de ces processus de dé-subjectivation chers à Félix Guattari (se décomposer pour se recomposer autrement) et comme une certaine manière de faire face à la souffrance et aux larmes. Des larmes, il en est d’ailleurs question très tôt dans le récit, à la fin du premier chapitre : « Il y a deux semaines, Le Père a fini par pleurer sa race, pleurer comme il n’avait pas pleuré depuis des années. Le Père découvre les pleurs tel un exercice de relaxation. » Le lecteur lira avec profit, quelques pages plus tard, une psychopharmacologie de nos glandes lacrymales. L’hospitalité au démon est le récit d’un moment de vie où des affects contradictoires forment une mosaïque baroque – colère, joie, peur et redécouverte de soi toutes emmêlées.

Dans le sillage d’une nouvelle vague de témoignages (Le Père cite pêle-mêle Adèle Haenel, Vanessa Springora, Christophe Tison, le documentaire Leaving Neverland, Flavie Flament), le narrateur se met à lire et à regarder compulsivement tout ce qu’il trouve sur le sujet. Il plonge dans ses souvenirs, lui qui a été abusé durant l’adolescence par un homme avec qui il est, à un certain moment, parti seul durant plusieurs semaines à bord d’un voilier. C’est le début d’une enquête à corps perdu dans l’espoir de tracer une « Carte du Diable », une topographie qui permettrait d’y voir plus clair, mais qui occasionne surtout une navigation en eaux troubles, à mesure que sont auscultés livres et pages internet. Ces recherches esquissent un amoncellement d’informations dont l’ampleur est insoutenable. Cette carte, foutraque, désordonnée, colossale, révèle surtout l’immensité du problème.

L’Hospitalité au Démon, Constantin Alexandrakis
Un père et sa fille © Jean-Luc Bertini

Durant cette traversée, Alexandrakis croit trouver des ressources et des allié.es. Andrea Dworkin suscite chez la DTBF une épiphanie ambiguë, puisque la célèbre théoricienne féministe apporterait une réponse simple à la violence patriarcale : « l’approche dead men don’t rape ». Elle, « une réactionnaire qui tient les discours galvanisants d’un général en campagne », le rassure, lui donne la certitude apaisante de la nécessité de la rage.

L’hospitalité au démon se nourrit du mythe puis transpose tout en mythe, dans un processus de décodage/recodage symbolique – le premier livre d’Alexandrakis, Deux fois néétait d’ailleurs une enquête généalogique en Grèce, rebaptisée ici Grikkland pour mieux brouiller les pistes. Au royaume du Danemark, chaque nom propre se colore d’une nuance mythologique. Dworkin est « Tisiphone, Alekto, une des bienveillantes cousines de Némésis, qui réclame une justice certes expéditive, mais éminemment justifiée ». Loki, cette figure de trickster, parcourt le récit. Adèle Haenel est Athéna. Humbert Humbert et Dolores Haze dite Lolita, les deux personnages de Nabokov, sont auscultés à travers la notion de métis, propre aux Grecs anciens. Et le burn-out parental que ressent le narrateur serait lié à l’absence de représentation flatteuse de la paternité dans l’Odyssée, « genre Ulysse s’occupe de ses gosses ».

Au-delà de la Carte du Démon, le livre est parsemé de propositions terminologiques audacieuses, dans un genre de créativité conceptuelle faussement ironique. Ainsi de pédoland, une aire géographique abstraite dans laquelle on trouverait Michael Jackson, Claude Lévêque, les agresseurs, mais aussi les victimes. Pédoland est « un territoire en partage » entre agresseurs et agressé.es, certes, mais aussi une atmosphère esthétique, un système de représentations, une acceptation généralisée, une suite de processus médiatiques. Le Père cherche des pistes afin de sortir de « ce magma mental, ce film d’horreur ». Par exemple : de l’énumération sans fin des violences, qui ne semble mener nulle part – ainsi de la CIVISE, qui a recueilli 30 000 témoignages pour être brutalement abandonnée et ne donner lieu à aucune proposition concrète. Alexandrakis veut ainsi créer le MVV, Musée du Viol et des Violeurs, à « Tourcoing, la ville de Darmanin ». Il propose, plutôt que de la laisser croupir dans les limbes, d’exposer l’œuvre de Claude Lévêque que l’on sait désormais – et que l’on a sans doute toujours sue – parcourue de A à Z par l’appétit pour la prédation sexuelle. C’est dans L’hospitalité un leitmotiv récurrent : exposer, souligner, plutôt qu’enterrer.

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On l’aura compris, le texte est, malgré tout, porté au-dessus de la ligne de flottaison par une certaine qualité d’humour. Dans sa préface, Neige Sinno nous le dit : « Est-ce qu’il s’agit d’un livre différent des autres ? En tout cas ce n’est pas un roman sur une terrible histoire d’enfant abusé. » Alexandrakis, même s’il est parfois écrasé par l’infernal bagage qu’il porte sur son dos depuis l’enfance, ne se départ jamais de ses capacités d’action dans l’écriture. Il décompose, recompose, joue, propose, invente. Le Père se démène avec ce qu’il peut. Le livre, dans les moments de rage, s’écrit dans une typographie particulière, à mi-chemin du dark metal, de la rune scandinave et de l’écriture sorcière. Sa fille, dont la naissance et les premières années suscitent tant de fatigue et de questions, est renommée « Sa Principale », ce qui, dans le jargon des bodyguards, désigne la personne qui doit être protégée en priorité en cas d’attaque. Le Père pratique d’étonnants exercices de respiration, s’initie aux techniques de survivalisme, achète des chaussettes ultra-techniques beaucoup trop chères, découvre le ju-jitsu brésilien. La diversité des pratiques défensives du Père forme une constellation émouvante, qui ne cesse de souligner la fragilité de ce qui se veut solide.

Et soudain, aux trois quarts du livre, la situation bascule. Un collectif féministe associatif (« La Structure »), doté d’une cellule d’écoute aux personnes victimes de violences sexuelles, après deux rendez-vous de suivi psychologique, menace le narrateur de le signaler aux services départementaux. C’est que Le Père a fait part aux deux écoutantes de ce qu’on nomme les pensées intrusives, ou phobies d’impulsion – extrêmement courantes, d’ailleurs, chez les personnes ayant subi une agression durant l’enfance. La Structure considère qu’un « contexte incestuel » risque de faire en sorte que Le Père passe à l’acte et agresse sa propre fille… Voilà la DTBF aux prises avec une des épreuves les plus difficiles de sa vie. La menace du « signal préoccupant » rend encore plus vives chez le narrateur les phobies d’impulsion. Son désarroi est d’autant plus grand qu’il pensait trouver auprès de La Structure des personnes alliées. 

L’hospitalité au démon est un texte riche et dense, qui ne cesse de proposer et d’inventer, à chaque page. Il fourmille d’inventions, de vivacité et de traits de lucidité. On regrette seulement que ce livre qui tournoie sur lui-même à la recherche de sa propre stabilité, déjouant d’autant mieux certitudes et prêt-à-penser, se referme ainsi. Les dernières pages tombent justement dans l’écueil qui avait été soigneusement évité jusque-là : régler ses comptes, et puis tout envoyer valser dans le feu, dans une fureur indiscriminée. 


Baptiste Fauché, diplômé du Master de création littéraire de Paris 8, est chargé de médiation à l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine (Imec).