Que l’œuvre de Marcel Duchamp (1887-1968) soit complexe et ouvre à une multitude d’interprétations, nul désormais n’en peut douter en considérant l’abondance des commentaires qu’elle a suscités. Mais de quel sujet parlons-nous ? Comme le soulignait Lydie Sarazin-Levassor, qui a été brièvement son épouse, « tout en lui est double et cela sans hypocrisie, ni fausseté ». Dans une enquête approfondie convoquant des sources inédites, Pascal Rousseau débusque les traces de cette duplicité duchampienne pour en faire un autre portrait, plus proche du symbolisme décadent du XIXe siècle que des avant-gardes et, notamment, du grand ébranlement de l’art par dada. Cette relecture radicale de l’œuvre de Marcel Duchamp interroge au fond le sens et la possibilité de fractures dans le mouvement de l’art.
En avril 1957, Marcel Duchamp prononce une conférence sur Le processus créatif lors d’une séance de la Convention of the American Federation of Arts à Houston (Texas). Au second paragraphe, il affirme : « Selon toutes les apparences, l’artiste agit à la façon d’un être-médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière [1]. » En se fondant en partie sur sa lecture de cette intervention souvent commentée, Pascal Rousseau construit son livre en trois axes contestant l’image d’un Duchamp iconoclaste et anti-art. Il serait temps de l’envisager sous la triple perspective du médium, de l’artistocrate et du thaumaturge.
Comme dans le livre de Jean Clair Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art (Gallimard, coll. « Art et Artistes », 2000) dans la filiation duquel s’inscrit manifestement cette étude, il s’agit de mettre l’accent, de manière détaillée, sur les « nombreux emprunts à l’esprit fin-de-siècle du symbolisme » qui continuent à produire des effets dans l’œuvre et les propos de celui qu’on aurait trop exclusivement identifié en tant que grand dynamiteur dadaïste. D’où le sous-titre convenu donné à l’ouvrage, à moins de l’entendre avec une forte dose d’ironie : « la magie de l’art ».

Avec un peu de recul, ce livre contribue à interroger nos présupposés sur l’art du XXe siècle et, notamment, ceux relatifs à la place et à la considération que l’on accorde aux solutions de continuité. Nous serions-nous gravement abusés ? Celui qui incarne, officiellement depuis l’ouverture en 1977 de l’exposition inaugurale du Centre Georges-Pompidou, la figure désacralisatrice de l’artiste ne serait-il en vérité qu’un héritier tardif du symbolisme ? Précisons : un symboliste vivant dans un monde qui le rejette tant et si bien que, comme a pu le dire son ami Henri-Pierre Roché, son « chef-d’œuvre est son emploi du temps ».
En somme, ce que Pascal Rousseau désigne comme « les effets de manche venus de dada » auraient surtout contribué à obscurcir le portrait de l’artiste. Par-delà la prétendue « pirouette dadaïste », Duchamp appliquerait en fait le programme de son « mentor poétique », celui du « symbolisme radical de Mallarmé ».
Il serait tout aussi approximatif de croire qu’il ait pu conférer un rôle majeur au spectateur, le fameux « regardeur » promu au rang d’agent de l’œuvre elle-même. Simple « stratégie de brouillage », estime Pascal Rousseau : l’intronisation du regardeur vise surtout à en revenir à une lecture de l’œuvre dont le sens reste largement ouvert aux fluctuations interprétatives, prêtant ainsi à l’artiste un pouvoir magique dans un monde qui cherche à le transformer en simple pourvoyeur de marchandises décoratives.
La démonstration en est aisée avec le ready-made Fontaine signé R. Mutt (1917) qui devrait s’interpréter non pas comme une irrévérence dada mais plutôt en fonction de son contexte de divulgation : la revue The Blind Man. Cela ouvre à des lectures impliquant des codes homosexuels connus des milieux artistiques fréquentés par Duchamp à New York (Demuth, Marsden Hartley), sans exclure des réminiscences formelles du Sacré-Cœur, des références au sacrement du baptême, ou encore au Christ vu par Odilon Redon.
Dans le portrait fin-de-siècle que Pascal Rousseau propose de Marcel Duchamp en se fondant surtout sur les ready-mades et en mettant au second plan le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923), Étant donnés 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage (1946-1966) et les jeux de mots, il accorde en revanche une place primordiale à l’anarchisme. Mais il ne se contente pas, comme on le fait ordinairement, d’invoquer l’importance de l’un des livres de chevet de Duchamp, à savoir, L’Unique et sa propriété de Max Stirner (1844). L’imprégnation idéologique du cercle des « Compagnons de l’Action d’art » aurait été sous-estimée bien que, précise l’historien, aucune certitude formelle ne permette d’affirmer que Duchamp, devenu en 1913 bibliothécaire à Sainte-Geneviève, ait eu accès aux numéros de la revue L’Action d’art, organe éditorial de cette confrérie anarchiste.

Que penser des nombreuses convergences entre les thèses développées par Gérard de Lacaze-Duthiers ou Georges Palante et les opinions et croyances de Marcel Duchamp ? Ainsi, dans ses colonnes, L’Action d’art revendique la « bioesthétique », dénonce la fétichisation mercantile de l’objet d’art ou incite à la « double vie » de l’artistocrate. L’énigmatique « inventeur du temps gratuit », comme a pu le décrire son exégète-complice Robert Lebel, a-t-il construit toute sa « démystification de l’art sur une séquence d’arguments qui lui a été largement soufflée par des plumes apôtres de la liberté de penser » ou encore par l’excentrique Oscar Wilde ?
Si Duchamp a été si puissamment marqué par la lecture d’une revue individualiste comme L’Action d’art, on pourrait s’interroger sur le sens de sa collaboration ultérieure et au long cours avec le groupe surréaliste, par définition éloigné des principes individualistes. Contradiction ? Mais est-ce que Duchamp n’a pas volontairement entretenu, comme une condition même de sa liberté d’esprit, ces situations insolubles réunissant des inconciliables ? Non seulement supporter la contradiction, mais aussi la provoquer pour développer un véritable savoir, dont il fait d’ailleurs l’expérience avec délectation dans les jeux de mots qu’il a cultivés sa vie durant. Ces questionnements et d’autres résultent de la lecture de l’ouvrage stimulant de Pascal Rousseau, où La magie de l’art de Marcel Duchamp soulève le problème de notre rapport actuel à la tradition artistique et aux ruptures, ce qu’on nomme, pour aller vite, l’avant-garde.
En 1967, Pierre Cabanne interrogea benoîtement Marcel Duchamp au sujet de la réception de son œuvre : « Qu’est-ce que vous pensez des interprétations différentes qu’en ont données Breton, Michel Carrouges, Lebel ? » Et il répondit : « Chacun d’eux donne à son interprétation sa note particulière, qui n’est pas forcément fausse, ni vraie, qui est intéressante, mais seulement intéressante en considérant l’homme qui a écrit cette interprétation, comme toujours d’ailleurs. » Outre le lieu commun relativiste de cette réponse, ne faut-il pas souligner que la confrontation aux commentaires innombrables de l’œuvre de Duchamp produit un effet salvateur sur le lecteur-regardeur attentif ? Nous nous familiarisons, autant que possible, avec ce qui a été décisif dans l’emploi du temps de cet anartiste : savoir contredire.
[1] Voir Marcel Duchamp, Duchamp du signe, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet et Paul Matisse, nouvelle édition revue et corrigée avec la collaboration d’Anne Sanouillet et Paul B. Franklin (Flammarion, 2013)