Roussel et Duchamp, deux singularités parentes ?

Ce livre est passionnant, d’abord. Et divertissant. Et remarquablement accompagné de « 158 illustrations à l’encre dans une forme qui se veut un hommage aux gravures des éditions du XIXe siècle finissant  ». Cette citation de l’auteur résume à merveille un travail d’une qualité vraiment exceptionnelle, qui imite en effet toute une période de l’art graphique au service du livre, celle des Gustave Doré, Riou (inséparable des grands volumes Jules Verne de la collection Hetzel), mais aussi Robida et ses inventions futuristes d’autant plus sérieuses qu’elles sont traversées par l’humour et un certain délire.

Philippe Lapierre | Raymond Roussel – Marcel Duchamp. Enquête sur une gémellité. Essai illustré par l’auteur. Les Impressions nouvelles, 335 p., 26 €

N’y aurait-il que cette iconographie, l’étonnant livre de Philippe Lapierre justifierait que l’on fît avec lui un très séduisant cadeau pour les passionnés de recherche historique mise au service des mystères littéraires et esthétiques du XXe siècle.

Après avoir été totalement méconnu, sauf des surréalistes, malgré ses efforts financiers démesurés pour se faire connaître tant en librairie qu’au théâtre, le richissime dandy Raymond Roussel a enfin rencontré la reconnaissance posthume qu’il espérait, depuis la découverte en 1989 d’inédits majeurs dans une malle confiée à son banquier. Quant à Marcel Duchamp, son cadet de dix ans, il semble que l’on puisse dater de mai-juin 1912 le choc qu’a été pour lui la représentation d’Impressions d’Afrique, luxueusement adaptée par Roussel de son livre du même titre, soirée à laquelle il se rend en compagnie d’Apollinaire et de Picabia. De ce choc (et du refus par le Salon des Indépendants la même année du Nu descendant un escalier) dépendraient le rejet par Duchamp de la « peinture térébenthine » et une quête solitaire, sa vie durant, de la provocation et de l’originalité absolue.

Ce qui est sûr, c’est que Duchamp se réclamera de Roussel. Ce qui est sûr également, c’est que les deux artistes ne se rencontreront jamais, que Roussel ne s’intéressait (faiblement) qu’à la peinture la plus académique, qu’il n’avait nullement en vue de choquer esthétiquement en écrivant ses livres cryptiques fondés sur des « équations de mots », qu’il était secrètement blessé d’être considéré par les jeunes trublions surréalistes comme une sorte de fou de génie, lui qui, en grand bourgeois réactionnaire, colonialiste et droitier, avait pour idéal d’égaler les écrivains les plus figuratifs (encore que géniaux pour d’autres raisons), comme son dieu Jules Verne.

Comment donc étayer la thèse d’une « gémellité » entre le millionnaire possédé par une idée fixe, conscient de sa singularité et de sa supériorité hors norme en matière d’invention dans l’ordre de la technique littéraire, mais hostile à toute révolution formelle, et l’iconoclaste Duchamp, presque toujours gêné aux entournures en matière d’argent, de tempérament anarchiste et destructeur ?

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Philippe Lapierre, au fil de seize chapitres joliment titrés (« Le croupier », « L’épicier », « Le notaire », etc.), s’y emploie avec une verve certaine, un sérieux « scientifique » rigoureux dans l’investigation et un plaisir du jeu qui ne sacrifie pas à l’approximation. Si bien que finalement il réussit à convaincre presque sur chaque point, établissant en tout cas entre les deux hommes une proximité des préoccupations et des trajectoires qui est parfois osée (Roussel est-il un « explorateur », lui qui a tant voyagé sans rien tirer de ses voyages ? Et Duchamp, passant d’une rive de l’Atlantique à l’autre mais en fait claquemuré le plus souvent dans sa sombre chambre-atelier de New-York ? Plutôt des voyageurs autour de leur chambre tous les deux, ce qui du reste les rapproche et corrobore la thèse du livre).

Certaines explorations autour d’un thème sont particulièrement pertinentes, par exemple celle concernant l’hyper acuité visuelle de Roussel (« L’oculiste »), l’obsession scientifique des machines, des techniques, des fonctionnements artisanaux (les deux très beaux chapitres sur « L’illusionniste » et « L’ingénieur », deux emplois, l’un ludique, l’autre utilitaire, s’échangent et se recoupent). Enfin, les conclusions de l’enquête, qui s’appuient en partie sur une interview de Duchamp en 1966, trente-trois ans après le suicide de Roussel, deux ans avant la mort de l’auteur du Grand Verre (au titre si roussellien), l’année même de la mort de Breton, reviennent sur cette évidence que seul Duchamp subit l’influence de Roussel, celui-ci n’ayant jamais entendu parler de Duchamp, ni des péripéties de l’art moderne, ni d’ailleurs de quoi que ce soit d’extérieur à ses propres travaux titanesques et sans nul écho de son vivant.

Duchamp avait beau être un demi-sauvage, il n’en était pas moins en relation permanente avec ses contemporains et son temps. Roussel a vécu et produit comme un Sphinx, dans un désert total, l’œil rivé à une minuscule photographie du passé insérée dans un porte-plume.