Plus d’une pièce à soi 

Woolf ou la pluralité. Pluralité de ses gestes d’écrivaine, de journaliste, d’éditrice, de militante pacifiste et féministe aussi. Pluralité, encore, avec l’emploi largement commenté du style indirect libre, et l’attirance, qui l’est beaucoup moins, qui fut la sienne envers l’écriture de presse, ses joies, mais aussi ses contraintes. Woolf, donc, jamais seule en sa demeure d’artiste-journaliste.

Virginia Woolf | Mrs Dalloway et autres écrits. Trad. de l’anglais par Marie-Claire Pasquier, Laurent Bury, Michèle Rivoire et Jacques Aubert. Préface de Gilles Philippe. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 800 p., 62 €
Maria Santos-Sainz | Virginia Woolf, journaliste. L’histoire méconnue d’une émancipation par le journalisme. Apogée, 200 p., 15 €

On n’en finira jamais de (re)traduire Woolf. En obtenant que A Room of One’s Own, le fameux pamphlet féministe de 1929, soit rendu par Une pièce à soi, dans le volume Pléiade qui est sorti en cette fin d’hiver, Laurent Bury innove, en ne faisant pourtant que prôner la stricte fidélité sémantique au titre d’origine. À l’évidence, il acte la rupture avec les connotations jugées déplacées de Une chambre à soi, dans la traduction de Clara Malraux en 1965, intitulé auquel Sophie Chiari choisit pourtant de revenir en 2020, de même qu’il passe outre aux libertés prises par Marie Darrieussecq (Un lieu à soi, 2016, repris en Folio en 2020). Ce faisant, il se distingue subtilement de Une pièce bien à soi (Élise Argaud, 2012). Mais sans pouvoir exclure qu’un.e prochain.e traducteur.trice aille encore plus loin. À quand, en effet, Une pièce rien qu’à soi, ce qui aurait l’avantage, s’agissant du féminisme woolfien, de mettre les points sur les ? Vous avez dit « pluralité » ?

Ce n’est pas la seule curiosité de ce mince et élégant volume de la Pléiade. Outre qu’il reprend la traduction, par Marie-Claire Pasquier, de Mrs Dalloway, ainsi qu’une guirlande de textes préparatoires ou complémentaires au roman, tous édités par Michèle Rivoire, sans oublier le troublant et enchanteur Orlando, présenté et traduit par Jacques Aubert, il bénéficie d’une préface que signe le stylisticien et linguiste Gilles Philippe. L’idée consistant à se prévaloir d’une spécialité autre que directement angliciste ou moderniste, quand il s’agit de traiter de Woolf, est manifestement un parti pris, maintenu par Gallimard avec d’autant plus de constance qu’il s’avère bienvenu. C’était déjà vrai du temps où la shakespearienne Gisèle Venet préfaçait l’édition des œuvres romanesques de Woolf, en 2012. En 2025, l’année du centenaire de la publication de Mrs Dalloway, c’est une nouvelle fois le cas. 

Pléiade Virginia Woolf Mrs Dalloways
« The Angler », William Open (1912) © CC0/WikiCommons

Auteur, entre autres, d’un éclairant French Style. L’accent français de la prose anglaise (Les Impressions Nouvelles, 2016), Gilles Philippe commence par rappeler que la France n’est jamais passée à côté de Virginia. Cela se vérifie dès 1933, avec les commentaires oraux d’un Jean-Paul Sartre, et cela se poursuit à la faveur de rapprochements constants, quoique pas toujours fondés, opérés avec Marcel Proust, Henri Bergson, Jean Giraudoux, Nathalie Sarraute… Revenant à l’importance d’Une pièce à soi, Philippe y voit une des meilleures voies d’entrée dans l’œuvre woolfienne, en raison du caractère hybride de ce « roman-essai », lequel vient partiellement compenser l’absence de tout roman woolfien à la première personne. En conclusion, il situe l’œuvre et l’« étonnant élan expérimental » qui la caractérise sous le signe d’une instabilité foncière, tiraillée qu’elle est entre la centralité de l’instant et la miroitante myriade des impressions. Entre « le terme singulier, abstrait et dysphorique, et le terme pluriel, concret et euphorique », Woolf n’ayant manifestement aucun mal à les faire tenir ensemble – à les tramer ou les tresser – au sein d’une même phrase, d’un même livre.

De fait, cent ans après, l’impact de cette fameuse première phrase – « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs » – reste le même, annonciateur du même « plongeon » dans les rues de la grande ville, « comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps […] solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de terrible était sur le point de survenir ». Cent ans plus tard, ne craignons pas de le répéter, le temps qui passe n’a rien flétri, rien altéré de la construction de ce « pur moment » dans la journée d’une grande bourgeoise londonienne. Grâce soit rendue à l’artiste qui parle et commente la rêverie de son personnage et aux traductrices qui, au moment de prendre congé de Clarissa, nous la rendent à chaque fois présente, avec la même force de l’évidence : « Et justement, elle était là ». 

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Pour sa part, Maria Santos-Sainz, à qui on doit un convaincant Albert Camus, journaliste (Apogée, 2019), propose, chez le même éditeur, un Virginia Woolf, journaliste. Elle y fait le point sur l’œuvre journalistique d’une écrivaine qui, bien que rêvant de vivre au fond de la mer avec ses mots, n’en jeta pas moins toutes ses forces dans les batailles littéraires, politiques et intellectuelles du moment. « En bref, écrit-elle dans Trois guinées, si les journaux étaient écrits par des gens dont le seul objectif, en écrivant, était de dire la vérité sur la politique et sur l’art, nous ne croirions pas en la guerre et nous croirions en l’art. » Tout est ironiquement dit, et l’engagement de la journaliste contre la prostitution de l’art et de la culture rejoint celui de la romancière à l’identité multiple. Nulle contradiction ici, mais au contraire une profonde et réelle complémentarité entre journalisme et fiction. 

On s’en voudrait de paraître injuste en faisant observer qu’en regard de la rage froide de l’écrivaine, le livre de Santos-Sainz, à la sobre facture, manque un peu de souffle. Mais nul ne lui en fera sérieusement le reproche, dès lors qu’il s’attelle à une question rarement traitée en France de manière aussi exhaustive, celle de la vocation journalistique de Virginia Stephen, née dans sa plus tendre enfance, avec la création du Hyde Park Gate News, entreprise familiale s’il en fut. Des choses fortes y sont dites, sur la nature largement littéraire, voire élitiste, de ses interventions, dans la presse dite de qualité, plutôt que populaire. Y apparaît cependant une sensibilité puissamment démocratique, sensible aux inégalités et à l’oppression sociale, malgré le snobisme avéré de l’écrivaine. Soucieuse de ne pas dissocier ce qui, chez Woolf, se présente comme un dispositif sui generis, tenant du « jeu de cache-cache, de mise en ombre et en lumière », Maria Santos-Sainz capitalise sur la possibilité que laisse le journalisme de tenir lieu de laboratoire à l’œuvre. L’argumentaire n’est sans doute pas aussi nouveau que l’autrice le prétend, mais le caractère méthodique de son entreprise fait remonter à la surface le souhait de Woolf de se tenir au plus près des combats antifascistes, et non au-dessus de la mêlée. D’où cette confidence, en date du 3 juin 1938 : « Je suis vraiment heureuse que le Times m’ait décrite comme ‘le pamphlétaire le plus brillant de toute l’Angleterre’ et qu’il dise que mon livre [Trois guinées] doit entrer dans l’histoire ‘même s’il est peu sérieusement considéré’. » Voilà qui enfonce le clou.