Où l’on voit que les Belles Lettres, plutôt que la littérature, permettent au philosophe Étienne Gilson de défendre une convergence entre histoire des idées et histoire littéraire, perturbant au passage la classique division entre histoire ancienne, médiévale et moderne, et de promouvoir une réflexion sur la singularité de la création littéraire.
Philosophe aux multiples intérêts, qui n’a cependant livré sa pensée sur l’art et le beau que sur le tard, Étienne Gilson (1884-1978), malgré son Matières et formes. Poiétique particulière des arts majeurs (1964) qui comporte un chapitre sur la poésie et un autre sur le théâtre, n’a pas produit de théorie de la littérature. Il se distingue du Sartre de Qu’est-ce que la littérature ? (1948) mais se rapproche du Maritain de Frontières de la poésie (1935) et de L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie (1953 en anglais, 1966 en français) qui joignent poésie et peinture dans la même réflexion. Dans ce troisième tome des Œuvres complètes, il va s’agir des chemins buissonniers suivis par Gilson, à la fois par « plaisir » et par nécessité d’intelligibilité. Le sous-titre choisi par les éditeurs du recueil, « Travaux sur les lettres et l’histoire de la pensée », tente, sans y arriver tout à fait, de donner une unité à ce qui peut apparaitre, malgré tout, comme une certaine dispersion, fruit de l’immense curiosité (vertueuse, au contraire de la curiositas médiévale) gilsonienne.
Le « plaisir », mot qui revient dans les introductions de deux des livres importants réunis dans le volume, Des idées et des lettres (1932) et L’école des Muses (1951), mais toujours accompagné de la nécessité de comprendre, tisse ensemble trois fils : celui de l’éventuel apport de l’histoire des idées pour une histoire littéraire, celui d’une réflexion sur le processus de création à travers le thème de la muse et celui d’une détermination de la nature de l’humanisme qui permet de compliquer la succession tranquille d’un monde moderne humaniste après un Moyen Âge théologien. Les objectifs des deux ouvrages cités sont très différents : le premier se donne pour tâche de persuader de l’intérêt de l’histoire des idées pour une histoire littéraire qui « s’efforce de reconstituer le sens des œuvres littéraires » ; le second, livre « singulier dans le parcours de l’auteur », selon les éditeurs du volume, comme représentant de la pensée « nocturne » du métaphysicien disciple de saint Thomas d’Aquin (ce qui serait sa face « diurne », si on voulait reprendre la distinction établie par Bachelard), expose sur un fond musical platonicien le rôle de la femme inspiratrice dans le processus de création artistique. Mais plaisir et exigence d’intelligibilité se supportent mutuellement, s’entremêlent dans un volume qui rassemble des textes plus franchement philosophiques comme le Dante et la philosophie (1939), dans lequel se manifeste déjà la muse Béatrice, d’autres penchant plutôt vers l’histoire des idées et d’autres encore, ou les mêmes, joignant les deux approches en les sublimant pour ainsi dire dans une réflexion esthétique.

En 1932, date de parution de Des idées et des lettres, l’histoire des idées a déjà tout un passé et le biographe de Gilson, Florian Michel, est bien conscient « qu’il ne va pas de soi » de placer le médiéviste dans ce parcours. L’influence d’outre-Atlantique ne semble pas s’exercer, Gilson ne cite jamais le fondateur de la discipline, Arthur Lovejoy, ni, après sa fondation en 1940, le Journal of The History of Ideas. Sa conception de l’histoire des idées est vraiment sui generis et elle s’enracine dans la conviction que les « grandes philosophies sont des événements discontinus », alors que les idées sont plutôt comme ces bancs de poissons qui suivent les grands prédateurs et « préparent, accompagnent ou prolongent » leur chasse. C’est du moins l’image qui vient à l’esprit en lisant un des textes où Gilson expose sa conception de l’histoire des idées, son rapport de 1941 au Collège de France pour la création d’une chaire d’« histoire des idées philosophiques et sociales en France à l’époque moderne ». Faut-il y reconnaître les « marges », les « à-côtés », les « philosophies d’ombre », cette « rumeur latérale », objets d’une histoire des idées incertaine dénoncée par Michel Foucault en 1969 ? D’autre part, et c’est ce qui relie ce fil à celui des muses, Gilson est persuadé qu’elle représente un puissant moyen, loin de l’anonyme foucaldien, de joindre « intimement chaque doctrine aux expériences personnelles de l’homme qui l’a construite ».
Par la suite, l’auteur de L’esprit de la philosophie médiévale restera insensible aux critiques de la position disciplinaire de l’histoire des idées venant des philologues et singulièrement ceux de langue allemande comme Auerbach et Spitzer. Le premier, dans Figura (1944), reproche au Gilson des Idées et les lettres de ne se préoccuper en réalité que de « retracer les origines médiévales des conceptions modernes » (ce qui touche à notre troisième fil) ; le second, sans viser particulièrement le philosophe, énonce, incidemment dans une note un partage intellectuel des tâches différent : « sous le noble prétexte d’introduire l’histoire des idées dans la critique littéraire […] on en est venu à mépriser l’aspect philologique de la discipline d’histoire littéraire qui a pour objet les idées que recèlent linguistique et forme littéraire et non les idées en elles-mêmes (qui intéressent l’histoire de la philosophie), ni les idées comme mode d’information (qui concernent l’histoire et les sciences sociales) » (« Art du langage et linguistique », 1948, in Études de style). Spitzer encore, en 1940, dans un article sur la célèbre Ballade des dames du temps jadis, poème auquel se réfère le premier texte de Gilson composant Des idées et des lettres, remarquera que le thème du poème n’est pas neuf, mais que personne avant Villon n’avait su « transformer le discours en chant, le lieu commun en joyau poétique, […] en frise de marbre du souvenir rêveur ». Comme les éditeurs du volume dans leur belle introduction en proposent l’hypothèse, Gilson a-t-il voulu, par sa suggestion enthousiaste d’une histoire des idées « science auxiliaire de l’histoire littéraire », préserver l’histoire de la philosophie d’une « dissolution dans un champ historique plus vaste au détriment d’une histoire littéraire » dont il entendait pourtant respecter l’autonomie ?
Toutefois, Gilson n’est pas tout à fait inconscient des conflits qui ont pu et pourront survenir entre critique littéraire et histoire des idées. En témoignent les pages du deuxième livre sur Dante publié en 1974, Dante et Béatrice, dans lequel il revient sur les relations entre le modus poeticus et le modus theologicus. À propos du chant XIII de l’Enfer, dans lequel il est question du suicide de Pierre de La Vigne (XIIIe siècle), infortuné ministre de Frédéric II, Gilson analyse comment « la force de la vision poétique de Dante [le suicidé transformé en arbre et pendant, comme une peau, sur une de ses branches ce qui fut son corps] revêt la formule intelligible du théologien d’une forme plastique perceptible à l’imagination et presque au sens ». Comme le Villon de Spitzer, le Dante de Gilson fait « éclater tous les cadres ». Avec lui, « il ne s’agit pas de différence de degré dans l’art, mais d’espèce » et peu importe « qu’on l’adjuge au Moyen Âge ou à la Renaissance, à la scolastique ou à l’humanisme, il est seul ». Gilson ne se laisse aller que rarement à une poétique des textes, et domine chez lui cette certitude acquise qui veut qu’« un philosophe qui parle des Lettres manque souvent de goût, mais un lettré qui parle d’idées manque parfois de précision ».
Avant d’en venir, pour finir, à la « remise en question des schémas de périodisation », selon l’expression des éditeurs du volume, il faut dire un mot de la thématique des muses. Là encore, le traitement gilsonien va être très différent de celui d’un Curtius au chapitre treize de sa Littérature européenne et le Moyen Âge latin (1947) consacré aux muses. Le philologue allemand en retrace l’histoire à grands traits, des Anciens à William Blake qui les voit mourir. Elles sont liées à la poésie et particulièrement à l’épopée et sont des médiatrices de l’inspiration divine. De principes, avec Gilson, elles deviennent de chair. Les muses du philosophe sont des femmes inspiratrices, des Diotimes ne devant rien à la fiction, elles participent à l’œuvre du poète, à son « expérience » poétique. Ce terme d’« expérience » dit toute la teneur de singularité comprise dans l’aventure artistique, toute sa concrétude. La réflexion sur les muses ne sacrifie rien à l’anecdotique ou pire au sensationnalisme, elle creuse le lien entre relation amoureuse, dépassant l’érotisme, et création. L’école des Muses, paru un an avant le Saint Genet de Sartre, en offre comme un contrepoint anticipé : dans son chapitre final consacré au poète Ramuz, Gilson résiste à l’analogie entre le saint et l’artiste au nom de la quasi-disparition du créateur dans sa création, du « jeu dangereux de l’Art », au point que Gilson se demande avec Mauriac, et il y revient dans un article d’hommage à Claudel, s’il n’implique pas même un « renoncement à Dieu ». La théologie, à ce moment critique, vient heureusement au secours pour rappeler que, aucun objet créé ne sachant satisfaire l’homme, comme la muse coopératrice s’effaçant au moment de sa naissance, l’œuvre elle-même s’annule dans une quête de la perfection qui continue.
Quoi qu’il en soit des partages disciplinaires entre critique littéraire et histoire des idées, la « méthode » Gilson, ou l’histoire des idées façon Gilson, aura porté des fruits abondants. Déjà dans sa thèse de 1913 sur la liberté chez Descartes, puis dans l’Index scolastico-cartésien la même année, Gilson avait montré les multiples adhérences du « cavalier français » à l’égard de la scolastique. C’était montrer la rupture dans la continuité, faire entendre le fond de « rumeur latérale » dans la nouveauté, « historiciser » Descartes. En 1924, il récidive avec un article sur Rabelais qui fera date, salué même par la philologie allemande, qui non seulement démontre la profonde inscription du père de Gargantua dans la culture médiévale, mais règle la question de son prétendu athéisme.
Tout au long de sa carrière, Gilson multiplie les mises en garde à l’égard de catégories trop fermées, d’abstractions simplifiantes (« Moyen Âge », « Renaissance ») utilisées imprudemment par les historiens, souvent prisonniers de spécialisations académiques créant une réalité historique fictive. Non que Gilson représente un « continuiste » forcené, un « dépériodiseur », pour reprendre une expression de Panofsky [1], simplement il s’efforce de placer, et donc de déplacer celles qui se sont imposées de manière injustifiable au regard d’une analyse plus attentive, les « lignes de partage » là où elles se situent. Rien ne l’éclaire mieux qu’un exemple emprunté à la toute fin de la vie de Gilson : dans Dante et Béatrice, il explique que qualifier Dante et Pétrarque d’« humanistes et de renaissants » passe à côté de l’essentiel. Ce qu’il faut éclairer, ce sont les choix différents des deux poètes, les « deux types de cultures intellectuelles » qui correspondent à des choix d’usage des langues au-delà de la langue vulgaire, le latin de Cicéron pour Pétrarque, le latin de Boèce et de la scolastique pour Dante. À ce point, le philosophe converge avec le philologue comme en témoigne l’accord, sans qu’ils se citent, de Gilson et d’Auerbach sur la présence, qui distingue encore sa voie de celle de Pétrarque, de la tradition du sermo humilis (cf. Le haut langage, Belin [1958], 2004) jusque dans l’œuvre de Dante.
[1] Cf. La Renaissance et ses avant-courriers, Champs-Flammarion, 1993, p. 21. Ailleurs, dans une note de L’œuvre d’art et ses significations (Gallimard, 1969), il fustige les historiens qui « semblent incapables d’admettre tout à la fois une continuité et une distinction entre périodes successives ». C’était consoner avec ce que Gilson cherchait à montrer.