Elle va sans dire, la confiance ?

La confiance dans nos engagements nous est si familière qu’elle ne se voit guère. Pourtant, sans elle nous ne pourrions agir. Son élasticité se glisse dans de nombreuses conceptions pratiques que Louis Quéré, ethnométhodologue, examine rigoureusement.

Louis Quéré | Avoir confiance. PUF, 408 p., 25 €

La confiance serait-elle vraiment l’une des mécaniques les plus puissantes au sein de la société, qui sans elle s’effondrerait ? Sans doute Louis Quéré a-t-il raison d’embrasser mille situations énigmatiques de la vie quotidienne pour reformuler « ce en quoi l’on croit ». J’y pense instinctivement après chaque démarrage de ma voiture, moment durant lequel, dès les premières minutes de conduite, je me demande inquiet pourquoi « les gens d’en face » me font confiance. Et, réciproquement, comment je fais pour m’efforcer de « faire confiance » à tous ces conducteurs malgré les écarts possibles (les fous du volant). D’autant plus que je ne connais probablement aucun d’entre eux ! Le temps de me calmer, quelques minutes après, je me remémore lentement le code de la route et ses mille recommandations, depuis cent cinquante ans, comme un incroyable mécanisme, totalement miraculeux, et jamais démenti. Ça marche ! S’engager-accélérer-feux-piétons-sens du passage-redémarrage-ralentir-laisser passer-prendre place-pas le moment-c’est le moment-variation-dos d’âne. Or, combien de risques et de dangers ai-je courus en dix minutes ? Cette expérience si routinière – comme les milliards de clics sur internet ! – reste à mes yeux un mystère.

Et Louis Quéré de s’atteler à démêler l’écheveau en revisitant les sciences sociales contemporaines et les auteurs allant de Georg Simmel à John Dewey, de Niklas Luhmann à Charles Taylor, dépliant leur conception de la confiance comme un mécanisme informel, simple coordination des actions, afin de réduire les « coûts de transaction » et satisfaire le contrôle réciproque. L’auteur parcourt la question sur des échelles très variées. Ainsi de la confiance envers les modes formels de régulation comme les lois, les codes, les règlements. Il n’y a pas besoin de connaitre par cœur nos 45 codes juridiques pour vivre « en confiance », car nous en subsumons les grandes orientations, concernant par exemple le respect de la propriété, la réparation des dommages ou encore l’exécution des contrats.

Il en va de même dans l’ordre des interconnaissances, la confiance à l’intérieur d’une famille, une communauté, un groupe d’intérêt, une association religieuse ou de malfaiteurs. Ainsi peut-on faire confiance à quelqu’un en raison de son appartenance à telle famille, à tel groupe ethnique ou à telle religion, parce que l’on connait les traditions et les valeurs de ces collectifs, leur réputation, celles de leurs membres en général. On est alors assuré de s’adresser à des êtres loyaux et dignes de confiance.

L’ouvrage développe efficacement le cas paradigmatique de la confiance entre deux personnes. Merveille ! Ici, on peut maitriser les raisons, les éléments, les détails qui font que « l’on croit » pouvoir faire confiance. Le face-à-face est une scène classique pour éprouver ou non des degrés de confiance. Car il s’agit de trouver un juste milieu entre la confiance excessive, qui rend celui qui fait confiance totalement vulnérable, et la méfiance systématique, qui paralyse l’action et la rend épuisante. Louis Quéré décompose ce face-à-face où il est moins question de croyances ou de connaissances que de l’engagement dans une relation. 

Le problème général qu’entend résoudre Louis Quéré consiste à sortir de la confusion entre confiance privée et confiance publique, à lever le trouble entre savoir individuel et savoir général, une perturbation qui renvoie aussi à l’opposition entre les relations d’interconnaissance et l’anonymat. Dans les faits, mais aussi dans les discours, entre amis, dans le couple et jusqu’au cabinet du psychanalyste, la confiance s’interroge comme une clé du lien qui s’établit de l’un à l’autre, une proximité physique qui agit tant et plus. Qu’en serait-il si le doute s’installait au point de mettre en question le moindre savoir ou la plus banale interaction ?

Louis Quéré, Avoir confiance
Une voiture autonome © CC BY-SA 4.0/Łukasiewicz PIMOT/WikiCommons

Pour autant, cette modulation se fait-elle en dehors de tout savoir ? Notre implication dans une relation est-elle simplement cognitive ou relève-t-elle de critères publics de jugement ? C’est le problème longuement retourné par l’auteur qui – tout en acceptant sa dimension cognitive – refuse d’écarter la nature sociale de la confiance. Et de reformuler les fameux domaines d’exploitation de Georg Simmel : d’un côté, celui de la monnaie, du crédit ; de l’autre, celui du secret, des sociétés secrètes.

Louis Quéré en remue les attendus pour en dégager trois formes. La première, celle du public qui fait confiance dans les institutions monétaires qui garantissent la valeur de l’argent. La deuxième, « la confiance dans l’aptitude de la sphère économique à nous remplacer, sans dommage, le quantum de valeur que nous avons abandonné en échange de cette valeur intérimaire, la pièce de monnaie ». La troisième forme relève de « l’escompte », soit la « promesse contenue dans l’argent » qui permet de croire que l’on peut réutiliser l’argent. Cet escompte fait que la possession d’argent procure un immense « sentiment de sécurité personnelle ».

Cette lecture de Quéré dégage de grandes oppositions sous le phénomène de la confiance : l’opposition entre savoir et ignorance ; celle entre raison et réflexion ; d’un côté, affect, émotion et sentiment ; de l’autre, celle entre deux types de foi, une foi raisonnée, objectivement fondée, et une foi purement subjective, analogon de la foi religieuse. Et pourtant l’auteur cherche à déstabiliser ces grandes oppositions en montrant assemblages et combinaisons.

On peut être convaincu, comme lui, de la nécessité d’interroger une longue série de notions conjointes comme le danger, le hasard, la relation complexe, la régularité, le risque, l’attente de continuité, la déférence… d’autant plus que notre nouvelle révolution numérique nous bombarde chaque jour de mille soupçons qui augmentent notre défiance. Rien à faire, il y a non seulement rupture entre le « discours de la confiance » et les « pratiques de la confiance », mais également entre les « certitudes des médias » et « l’incertitude que l’on peut soi-même vérifier ». Et d’appeler à « contrôler son expérience », à l’examiner de près afin de « laisser à l’objet qui vous intéresse le soin de vous apprendre à le considérer ». Décidément, Il s’agit encore une fois d’avoir confiance en l’expérience, d’apprendre à être attentif ; il s’agit d’une compétence qui n’est pas seulement affaire de connaissance ou de raisonnement mais d’un élargissement de la sensibilité à l’égard des situations.

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L’’objectif de l’ethnométhode est atteint. On sort de cette lecture traversé d’incertitude, nageant entre le doute et l’assurance complète, un sentiment de vulnérabilité exacerbé par la révolution des savoirs et des communications.  Plus encore si l’on entre sur la scène de l’action politique. Car, conclut Quéré, on peut se demander si l’augmentation de la confiance en l’action politique n’agrandit pas la défiance, une « culture de la suspicion » qui concerne essentiellement la vie politique, découlant de l’individualisme expressif (l’obligation de s’exprimer dans tous nos rôles sociaux). Non seulement le refus de la verticalité augmente mais l’expression de différentes préférences conduit à une explosion de la recherche du « consentement informé ». 

Il faut s’y résoudre. La confiance et la transparence exigée, la confiance et la révolution technologique, la confiance et le contrôle de celle-ci dans l’espace politique, augmentent les doutes sur toutes les formes de délégation. La naissance d’une nouvelle « accountability intelligente » – rendre compte avec finesse de ce que l’on fait – selon la proposition d’Onora O’Neill (A Question of Trust, 2002) ? Cet ouvrage contient tous ces outils de réflexion d’une extraordinaire efficacité pour penser une question qui tient en un mot : la transparence. On peut penser que le chemin vers cet horizon s’impose à l’endroit d’institutions toujours réticentes à se débarrasser de leurs secrets.