Une poète mexicaine, Elisa Díaz Castelo, et un dramaturge italien, Stefano Massini, se penchent sur la genèse de la première bombe atomique. Chacun en tire un livre, mais parlent-ils de la même chose ?
La conception et la fabrication de la première bombe atomique sont considérées à juste titre comme un moment charnière de l’Histoire, puisque c’est la première fois qu’une espèce a développé une arme permettant d’éradiquer à peu près toute forme de vie sur notre planète. La plupart des récits de cet événement, racontés par des hommes, placent ces derniers au centre de la scène et relèguent les femmes au rang d’épouse, d’assistante ou de secrétaire des protagonistes. Le dernier blockbuster en date traitant du sujet, Oppenheimer, ne fait pas exception, et, au cours des quelques minutes d’écran que Christophe Nolan a accordées aux personnages féminins, il a jugé utile de les montrer en train d’étendre du linge ou de noyer leur déprime dans l’alcool. Il est donc urgent de rappeler que des femmes ont participé à cette prouesse scientifique, que celles dont le rôle se limitait aux tâches subalternes n’étaient pas pour autant quantité négligeable, et que la plupart ont été embarquées de force dans l’aventure sans que personne se soucie de leur demander leur avis ou d’évoquer les risques qu’elles couraient. Filles atomiques, d’Elisa Díaz Castelo, pallie cette amnésie collective en restituant à toutes ces femmes les sentiments, la voix et le cerveau que les récits habituels leur refusent.
Elisa Díaz Castelo est une jeune poète mexicaine qui a la particularité de donner une grande place aux sciences dures dans ses textes, en jouant sur leurs contrastes réels ou supposés avec les sciences humaines, sociales ou cognitives et avec la théologie. Son premier recueil, Principia (2023, non traduit), intitulé en référence au chef-d’œuvre d’Isaac Newton, jetait déjà des ponts entre des disciplines telles que la biologie ou la physique et la philosophie ou la religion :
Je crois fermement
aux éléments du tableau périodique,
avec leurs noms de saints,
Cadmium, Strontium, Gallium,
à leur masse et au nombre exact de leurs électrons [1].
Il n’est donc pas étonnant de la voir s’emparer du thème de la genèse de la bombe atomique, qui pose d’évidentes questions éthiques, et qu’elle aborde d’ailleurs avec une approche moins féministe que factuelle – même si l’un n’empêche pas l’autre – dans le sens où tout ce qu’elle raconte est avéré.

Filles atomiques adopte une forme théâtrale ; le recueil s’ouvre par les Dramatis personae, la plupart des poèmes commencent par des didascalies, à la fois directives et oniriques, qui indiquent les mouvements scéniques des personnages et décrivent des décors qui se matérialisent ou disparaissent comme par magie. Cette façon de présenter les monologues ou les pensées des protagonistes est très frappante : à la lecture, on imagine sans peine les actrices sur les planches, l’éclairage, la diction, les silences… Cela crée une forte tension dramatique, mais cela permet aussi de déplacer le récit d’un contexte historico-biographique vers celui de la fiction, bien plus intense du point de vue émotionnel. La prose poétique constituant le corps des poèmes découpe la narration en scènes brèves, isolées dans le temps, et met ainsi l’accent sur les instants particuliers qui articulent et donnent son sens à l’histoire que Díaz raconte :
Une dernière : il est minuit passé. Dans le laboratoire on dirait toujours qu’il est minuit passé.
Nous sortons. La lumière de la lune se brise contre le coffre de ma voiture. Teller est à côté de moi et pour
plaisanter je l’appelle le père de la bombe.
Il devient grave. Il se retourne brusquement vers moi
comme s’il venait de se brûler sur le poêle.
Je déteste qu’on m’appelle comme ça, répond-il. Ils
disent que je suis le père de la bombe mais moi
je ne veux être le père de rien du tout.
S’il faut bien sûr mentionner l’excellent travail de Lise Belperron, la traductrice de Filles atomiques, qui sert au mieux le texte de cette jeune autrice mexicaine, le titre n’est pas celui de la version originale, plus sobrement nommée Proyecto Manhattan. En effet, son éditeur, Globe, à l’évidence passionné par le sujet, l’avait déjà employé en 2023 avec Manhattan Project, du célèbre dramaturge italien Stefano Massini. Ces deux œuvres sont très proches du point de vue de la forme et de l’approche : elles racontent en prose poétique la fabrication de la première bombe atomique en se focalisant sur le ressenti des personnes qui y ont participé, en soulevant les mêmes problèmes éthiques et en jouant sur les mêmes ressorts, notamment le parallèle entre science et religion.
Néanmoins, quelques aspects les distinguent. Elisa Díaz Castelo donne la parole aux femmes et se concentre sur leur psychologie. Stefano Massini s’intéresse à la course entre les Américains et les nazis pour maîtriser l’atome. Il met souvent en scène (avec talent et beaucoup d’ironie) des Prix Nobel et des généraux qui discutent entre eux des meilleures solutions pour sauver le monde, en privilégiant les instants d’inspiration ou les traits de génie qui frappent ses personnages :
C’est alors
que Paul Erdös
ressentit
l’appel
irrésistible
du chemin le plus simple :
il bondit à bas du sofa
s’empara d’une craie
en se mordant les lèvres
et pendant qu’il répétait
Zag mir di simplast veg [2]
il se mit à écrire
comme un possédé
rebaptisant
le tableau périodique
tout entier
Massini s’inscrit plutôt dans le registre de la comédie. Il mène son récit à la troisième personne, un parti pris qui, dans ce cas précis, rend les protagonistes moins réels ou du moins plus parodiques que ceux de Díaz. L’autre différence, on l’aura compris, est la place accordée aux femmes. Pour faire bref, disons que les couvertures des deux ouvrages en résument l’approche : onze femmes anonymes sur celle de Filles atomiques ; une seule, Leona Woods, sur le célèbre cliché où on la voit entourée des quatorze hommes constituant avec elle l’équipe de scientifiques qui a développé le premier réacteur nucléaire au monde, en 1942, à Chicago. Certes, Stephano Massini est souvent drôle, et sa traductrice, Nathalie Bauer, parvient à restituer avec talent son humour, mais, à l’instar des auteurs des tragédies classiques, il s’intéresse davantage aux héros qu’au bas peuple, et dans son récit les femmes sont cantonnées à leur archétype traditionnel.
Pour autant, Manhattan Project est un bon livre, Massini n’a rien perdu de sa virtuosité, sa façon de jouer avec les langues et de les mélanger, par exemple, est frappante, et ceux qui ont apprécié Les frères Lehman devraient y trouver leur compte. Ils aimeront aussi Filles atomiques : on comprend au bout de quelques pages que les nombreux prix décernés à Elisa Díaz Castelo pour son œuvre poétique étaient largement mérités. L’idéal, bien sûr, serait de lire l’un et l’autre, afin d’avoir une perspective plus inclusive de ce qu’a vraiment été le projet Manhattan.
[1] Ma traduction.
[2] « Dis-moi quel est le chemin le plus simple », en yiddish.