Les veines ouvertes de l’Afrique 

Publié en 1972, How Europe Underdeveloped Africa est rapidement devenu un classique de l’histoire moderne africaine et des études postcoloniales dans le monde anglophone. Restée largement inconnue en France, cette œuvre de Walter Rodney (1942-1980) vient d’être traduite en français. Il était grand temps !

Walter Rodney  | Comment l’Europe sous-développa l’Afrique. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy. Préface d’Angela Davis. B42, 350 p. 26 €

Certains livres sont écrits pour contrer une idée. En l’occurrence, celui de Walter Rodney démolit la théorie selon laquelle l’Afrique serait sous-développée car elle n’aurait pas changé depuis le XVe siècle, alors que l’Europe aurait tiré profit de sa supériorité scientifique et technologique pour se développer davantage. Pour désarticuler ce raisonnement, Walter Rodney procède en deux moments. Il montre d’abord que l’Afrique n’était pas arriérée lorsque la rencontre eut lieu avec les Européens, et qu’au contraire, sur bien des aspects, les civilisations mises alors en contact étaient à des stades comparables. En deuxième lieu, il montre que, s’il est vrai que l’Europe se développe économiquement à partir du XVe siècle, l’Afrique ne reste pas figée à son stade de développement mais s’appauvrit au contact des Européens. Donc, l’Europe a sous-développé l’Afrique. 

Le détail de l’argumentation suit un plan chronologique articulé autour de trois périodes : l’histoire de l’Afrique et de son développement avant l’arrivée des Européens (jusqu’au XVe siècle); l’ère précoloniale (du XVe siècle jusqu’en 1885) ; et la période coloniale (de 1885 aux années 1960). Mais ce qui fait l’originalité de l’approche de Walter Rodney est d’avoir su prendre en compte, pour chacune de ces périodes, les situations respectives de l’Afrique et de l’Europe, et d’étudier ce que l’une fait à l’autre. Ainsi, pour la première partie de l’argumentation, il s’agit de savoir quel était le stade de développement de l’Afrique aussi bien que celui de l’Europe. À l’aide d’un grand nombre d’exemples qui embrassent toute la géographie de l’Afrique – de l’Égypte des Mamelouks au Zimbabwe de l’empire Monomotapa, en passant par la civilisation Bunyoro-Kitara dans l’actuel Ouganda –, l’auteur montre que, dans la plupart de ces sociétés africaines, la transition du communalisme vers le féodalisme avait déjà eu lieu. « C’est en effet ce qu’indiquèrent à bien des égards les premiers Européens à atteindre l’Afrique de l’Ouest et de l’Est par la mer : le développement africain était comparable à ce qu’ils connaissaient. » La seule différence entre les deux espaces serait cet « avantage en faveur de l’Europe » d’avoir « une société capitaliste naissante ». 

Pour la deuxième période, qui s’étend du XVe siècle jusqu’aux débuts des colonisations, Walter Rodney précise par quelles voies l’Afrique contribua à l’économie et au raffermissement du système capitaliste en Europe. En retour, il montre comment le système de traite esclavagiste transatlantique et d’échange inégalitaire de marchandises mis en place par les Européens provoqua une désorganisation des modes de production africains et posa les bases du sous-développement africain. Walter Rodney dresse, par exemple, un bilan des savoir-faire techniques qui se perdent dans certaines régions à cause de l’arrivée de produits manufacturés européens, mais aussi de l’effondrement démographique causé par l’esclavage. C’est également dans ces chapitres qui abordent la traite esclavagiste que Walter Rodney explique la naissance du racisme comme le reflet idéologique d’une situation effective de domination – « le fait est qu’aucun peuple ne peut en réduire un autre en esclavage pendant des siècles sans en tirer une notion de supériorité ». Pour lui, « on commet l’erreur de penser que les Européens esclavagisèrent les Africains pour des raisons racistes. Les […] Européens réduisirent les Africains en esclavage pour des raisons économiques ». Plus loin, il suggère d’ailleurs que le triomphe de l’anti-esclavagisme et de l’abolitionnisme européen de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle n’a pas grand-chose à voir avec des sentiments humanistes et obéit davantage à l’intérêt économique d’avoir des travailleuses et des travailleurs en Afrique, au moment où les projets coloniaux commencent à se mettre en place. 

Walter Rodney, Comment l’Europe sous-développa l’Afrique.
« Union minière du Haut Katanga ». Archive du journal S.A. Mining and Engineering (Congo, 1922) © CC0/WikiCommons

La troisième période est celle de l’expatriation de la plus-value africaine et de la mise en place d’un système mondial de production et de commerce qui favorise les puissances européennes pendant l’époque coloniale. Walter Rodney fait l’histoire de l’extraction de minéraux comme le coltan ou le cuivre, extirpés du sous-sol africain sans pour autant laisser sur le continent outils, machines, capitaux ou ingénieurs qualifiés. Il retrace également la trajectoire de certains grands groupes de l’agro-alimentaire, comme Unilever, dont les racines plongent au plus profond de l’histoire coloniale. En retour, il pointe du doigt le peu d’investissements que les États métropolitains ont consacré à la santé ou l’éducation en Afrique, et l’indigence des administrations coloniales qui devaient souvent être financées par les recettes propres du pays colonisé.

Par le style, à la fois engagé et rigoureux, par la connaissance exhaustive des peuples et des histoires d’une région aussi vaste, par la capacité de synthèse qui permet d’embrasser dans un même mouvement théorique les époques précoloniale, coloniale et postcoloniale, la lecture de ce livre rappellera à certains cet autre grand classique des sciences sociales qu’est Las venas abiertas de América Latina (1971) de l’historien uruguayen Eduardo Galeano. Et ce n’est pas un hasard. D’abord, les deux livres sont publiés au début des années 1970, à quelques mois d’intervalle, et leur matière dérive d’une conscience aigüe des logiques extractives qui ont condamné certaines régions du monde à la pauvreté. Les deux ouvrages ont en commun d’adopter une approche régionale, afin d’envisager comment le contact de ces espaces avec l’Europe altéra leur destinée en leur assignant une fonction précise à l’intérieur de ce système qu’Immanuel Wallerstein nomme le capitalisme-monde. Enfin, les deux livres ont l’intelligence de présenter les notions de développement et de sous-développement comme les deux pôles d’une même relation. « L’assertion faite ici, rappelle Walter Rodney, est que pendant cette période, l’Afrique a aidé à développer l’Europe occidentale dans la même proportion que l’Europe occidentale a contribué au sous-développement de l’Afrique. » 

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En réalité, cette thèse connecte Comment l’Europe sous-développa l’Afrique avec la théorie de la dépendance, ce courant de pensée né en Amérique latine au milieu des années 1960 de la main d’économistes et historiens, comme Raúl Prebitsch et Sergio Bagú, qui considèrent que le sous-développement n’est pas une étape antérieure au développement, mais une condition économique et géopolitique imposée aux Sud par les pays développés. D’ailleurs, il n’est pas étonnant que ce soit précisément Walter Rodney qui mobilise la théorie de la dépendance pour étudier le sort subi par le continent africain depuis la première mondialisation. Né dans le Guyana, formé entre cet État, la Jamaïque et l’Angleterre, Walter Rodney s’exile à partir de 1968 dans la Tanzanie socialiste du président Joseph Nyerere. Son parcours est extraordinaire et en même temps ancré dans les réseaux de la diaspora noire-américaine en Afrique de la décennie post-indépendances, celle-là même dont parlent Maya Angelou et Maryse Condé dans Un billet d’avion pour l’Afrique (1986) et La vie sans fards (2012). 

Voilà pourquoi l’unique reproche que l’on pourrait adresser à ce magnifique livre que vient de publier B42 est de ne pas être une édition critique. Certes, la préface d’Angela Davis revient sur le destin intellectuel et militant de Walter Rodney, tout en signalant une relative absence des thèmes féministes, qu’elle attribue au contexte théorique des années 1970. Certes, la postface d’Abdulrahman Mohamed Babu, donne un contenu politique à cette étude historique sur le développement de l’Afrique. Mais une édition critique aurait permis de mettre en lumière, par exemple, l’originalité théorique dont Rodney fait preuve en réutilisant, adaptant et élargissant des concepts marxistes et des méthodologies du matérialisme historique à des sujets jamais abordés par Marx. Peut-on imaginer meilleure preuve de ce que celui-ci appelle l’accumulation primitive du capital que les chapitres que Rodney consacre à la relation afro-européenne au XVe siècle? N’est-il pas stimulant de lire une définition du développement qui le rapporte à l’idée marxiste des différentes phases de la lutte des classes dans l’histoire – communalisme, féodalisme, capitalisme ? 

En même temps, un texte d’introduction aurait permis de questionner cette notion de développement, en rappelant que, depuis les années 1970, bien des critiques lui ont été formulées depuis l’Amérique latine et l’Afrique. On aurait ainsi pu définir ce qu’Arturo Escobar nomme l’alter-développement ou rappeler ce que Felwin Sarr écrit dans Afrotopia (2016) : « Le développement est l’une des expressions de l’entreprise occidentale d’extension de son épistémè dans le monde, à travers la dissémination de ses mythes et de ses téléologies sociales. »  Enfin, une édition critique aurait montré que l’ouvrage de Rodney contribue à réexaminer le Moyen Âge africain comme une époque florissante et qu’il entame ainsi une rupture historiographique majeure qui se poursuit jusqu’à nos jours.