Dans Port l’Étoile, son dernier roman, Marie Redonnet poursuit le travail entamé avec La femme au colt 45 (2017) et Trio pour un monde égaré (2018). Des personnages exilés, en situation précaire, y tentent de remettre leur vie en ordre dans les soubresauts d’un monde instable. L’écriture en phrases brèves, assertives, au présent, fait ressentir ce qui est arrêté, secoué, bousculé, comme l’obstination à se relever pour repartir de l’avant.
À l’âge où l’on recherche plutôt l’apaisement, la narratrice, Maria, remet sa vie en jeu. Elle a laissé derrière elle son compagnon, son fils adulte, une autre ville, pour s’installer à Port l’Étoile, dans le quartier du Bois Dormant qui accueille principalement de « nouveaux arrivants », fugitifs de pays en guerre. Comme ces migrants qui espèrent une nouvelle vie, Maria veut se réinventer, plus autonome, plus libre, à partir de ses propres fondations malgré leurs « graves défauts ». Port l’Étoile, avec sa politique tournée vers la culture, son quartier bon marché, ses bars et salons de thé accueillants, ses jeunes « musiciens sur qui veille la police », semble offrir des opportunités rêvées. Cependant, peu à peu, entre rénovations-spéculations immobilières, inflation, corruption, changement de majorité, intolérance, agressions, crise énergétique et orages, la situation se dégrade.
À l’échelle de la ville comme à celle des personnages, évoqués sur le ton du quotidien, les problèmes reflètent notre monde : « un homme nouveau apparaît, amnésique et crédule, individualiste, jouisseur et consommateur, vivant dans la peur de perdre ce qu’il est déjà en train de perdre ». Un politicien à la botte d’un homme d’affaires véreux prend le pouvoir, un spectacle féministe déclenche des réactions ultra violentes ; exploités, les salariés du supermarché Mammouth Bazar ont du mal à se loger, un projet de guinguette est abandonné à cause d’un chantier inutile, un cabaret transgenre doit fermer. Dans les cités pauvres, « les intégristes demeurent les maîtres […] avec les trafiquants [et] font régner leur ordre avec la complicité de la municipalité ». Des menaces pèsent sur les personnages. Pourtant, dans ce « monde égaré » – titre du précédent roman de Marie Redonnet –, le pire n’est pas certain, une grève peut réussir, un avenir s’esquisser.

Déstabilisés par les contingences extérieures aussi bien que par leurs fragilités internes, les habitants du Bois Dormant, Maria comprise, doivent sans cesse redresser la barre. L’héroïne lutte avec l’héritage de sa tante dépressive et de son père violent. Elle se le redit régulièrement : « Je traverse encore des moments de découragement et de dépression, mais je ne baisse pas les bras. À chaque fois que je fais un progrès, ça me donne du courage. À mon âge, il ne faut pas rêver, mais se battre », selon cette langue simple, concentrée sur l’essentiel, à même d’exprimer les à-coups, chutes et remontées en selle, fragile mais résolue. Les mouvements de construction, destruction, reconstruction touchent tous les personnages, scandent le récit, lui donnent son rythme. Maria assiste à la projection de Sugar Man, film sur Sixto Rodriguez, musicien qui a eu lui-même plusieurs vies, et qui pourrait servir de modèle aux nombreux personnages qui jouent d’un instrument. Mais la projection est interrompue, selon ce principe que la vie dans Port l’Étoile n’est pas un long fleuve tranquille. La carrière d’écrivaine de Marie Redonnet, avec qui Maria partage de nombreux points communs, a elle-même connu plusieurs phases entrecoupées de parenthèses et d’éclipses. Autrice reconnue dans les années 1980 et 1990, elle n’a ensuite plus publié entre 2005 et 2016.
Port l’Étoile représente les actes simples qui, mis bout à bout, font une vie, en dépit de ses crises ou de ses creux. Maria dresse sa carte personnelle de la ville, au fur et à mesure qu’elle en découvre les quartiers et qu’elle les apprivoise, trouvant ses lieux propres : cinéma, cimetière, terrasses, parc, librairie. À la périphérie, elle laisse des « blancs », là où règnent des pouvoirs « invisibles et clandestins ». Puis « l’urbanisme déstructuré, anarchique et désespérément laid » de quartiers populaires toujours plus séparés des classes favorisées conduit à une carte « désormais recouverte de zones informes sans lien entre elles et qui ne font pas sens ». Il lui faut accepter d’avancer sans plan, tant « tout bouge et […] plus rien n’est stable ».
À petites touches, Marie Redonnet dessine un portrait de notre monde à travers les yeux de personnages à l’humanité d’autant plus riche qu’elle est nettoyée des apprêts et de l’esbroufe. Parmi eux, elle place une protagoniste âgée, non pour parler de la mort ou de la maladie, ce qui n’est pas si fréquent dans la littérature, mais pour représenter de nouveaux départs. Dans les dernières lignes, une étape de plus s’ébauche, promesse d’une femme et d’une écriture en marche, jamais installée.