Publié de magnifique manière comme l’avait été le très beau Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant (LansKine, 2022), mais cette fois en vives couleurs, Membres fantômes / Temps mêlés vient ouvrir encore et faire résonner l’extraordinaire univers poétique que se construit, d’année en année, la poétesse et performeuse Claude Favre.
En 2016, évoquant ses « Vrac conversations », Sabine Huynh décrivait Claude Favre comme une « Janis Joplin de la poésie contemporaine en langue française » [1], en guerre quichottesque pour ce que Mandelstam appelait « un langage contre les clans et les pachas », une langue de vie terrestre qui doit juste « avoir lieu ». Une exceptionnelle attention aux vacarmes et violences du monde s’y porte dans une langue poétique précise, rageuse et nerveuse, parfois soudain heureuse jusqu’au vertige et qui, venue de loin, résonne loin : une langue d’aujourd’hui nourrie de la mémoire des siècles et de grammaires d’antan et d’ailleurs, où Charles d’Orléans et Villon respirent le même air qu’Erri De Luca, où dialoguent comme en rêve Sappho, Gibran, Dickinson, Mandelstam, Celan, Deligny, dans une prose tramée du présent plus qu’aucune autre peut-être, essoufflée, suffoquée parfois.
On la lit çà et là mais aussi on l’entend, pas assez souvent, prononcer ses textes – comme à Beaubourg lors du festival Bruits blancs en décembre 2023, où, cachée dans son micro et sa main, elle faisait entendre, dans une étrange distance et proximité au public, génialement accompagnée par le compositeur numérique Pierre Jodlowski [2], quelques pages hallucinées d’Alep quinze heures du matin (Presses du réel /Al Dante, 2023) : petit livre et grand poème du temps présent, qu’il faudrait pouvoir entendre un jour intégralement prononcé et joué. Alep signifie Syrie hors-monde. La hantise de l’atroce qui s’y est déroulé après le soulèvement de 2011 est devenue un « nom » qui cristallise le temps : Alep-Est écrasé par l’armée russe en 2015-2016 pendant qu’ailleurs on fêtait Noël en famille s’est mué en toponyme intime et politique. « Alep » est « le nom d’un monde à sa perte » (qui n’est pas sa « fin »), « nom des corps pleurés » ou « gisant dans l’oubli », des « dommages collatéraux » et d’enfants pétrifiés de peur qui, lorsqu’on leur donne un papier et des crayons, dessinent des armes, « nom de la panique de l’homme à penser autre chose », miserere sans Dieu.
Mais « Alep » est aussi le « nom d’une langue aimée, oubliée », « nom d’une langue des langues » privée des autres par une « langue despote » qui a sacrifié les « débords » humains, et bruit sans « pluriels ni phrasés ». Une langue poétique se cherche à travers les échos de ce « nom de filiations », incantation heurtée qui fait invoquer de mystérieux « anges intérieurs ». Le temps s’est arrêté à Alep, où l’humanité ne cesse de « tomber » sur fond de « tic-tac » de l’histoire. Mais, de même que l’horreur du monde coexiste avec « l’amour du monde », cette chute incessante ne va pas sans la prière qui veut l’empêcher (« laisse-moi tomber » / « ne me laisse pas tomber »), et prononce un refus d’adieu : « je ne veux pas quitter Alep ». Claude Favre a dédié Alep quinze heures du matin à son père et son grand-père pour des raisons discrètement dites en liminaire : son père était né en 1929 à Damas, et son grand-père, en poste sous le mandat français à Beyrouth, puis Soueïda, Damas, Alep, avait pris fait et cause pour les révoltés dendaches contre sa hiérarchie, qui l’avait menacé de conseil de guerre et rapatrié en France. Une certaine histoire coloniale se tisse en sourdine en amont du désastre récent.

Alep, mais aussi Saidnaya, la Syrie revient au cœur de ces « temps mêlés-membres fantômes » qui font prononcer d’autres noms de chute. Déjà dans ce livre gris de poussières et gravats, couleur des villes crevées de bombes et lâchées, Alep rejoignait une série de sites et cités-toponymisées, qu’on retrouve dans les livres antérieurs et suivants : Katyń, Srebrenica, Grozny, Kigali, Mariopol, Gaza… Et, au cœur d’une série voisine, Calais, nom d’un autre vertige : la très française ville-zone des migrants et déplacés du monde, nom d’un tort interminable, animait sa contre-langue dans cet autre grand poème, dont le titre archaïsant disait l’étrangéisation des vies désancrées et effacées : Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant (LansKine, 2022). Là, avec ces errants aux « valises éventrées », c’est tout un monde de « proscrits » d’aujourd’hui et d’hier, Cherokees et Rroms, « peuple sans traces » et « îles absentes », que la voix poétique raconte et fait « imaginer » et « n’ imaginer ».
Tandis que ce livre puissamment libertaire avait été revêtu de l’austère noir et blanc de Dürer, le présent ouvrage est un diptyque aux couleurs joyeuses, stridentes presque, qui attire les yeux et joue avec le lecteur : imprimé tête-bêche, il est orné en couverture du pantin célèbre de Goya, celui que quatre villageoises en liesse faisaient rebondir sur le drap tendu en ronde vers un ciel doucement nuageux, El pelele (1792), destiné à égayer le sévère bureau de Charles IV dans l’Escurial. L’homme en paille habillé de bleu et de rouge est ici isolé en couverture sur fond jaune citron, puis au verso rouge carmin, et il réapparaît noir sur blanc au mitan du livre, là où on bascule d’un poème à l’autre. Parodie de danse à l’abandon, image ironique d’un sort dérisoire fait à l’humain, ce pantin illuminé rappelle celui dont parlait le regretté Cédric Demangeot, dont Claude Favre était proche : « ce pantin foutu, / raclé, radieux, désartic/ulé de lu/mière & harcelé de / bruit de ce côté-ci du temps le / mauvais côté » (Promenade et guerre, 2021). Ce « mauvais côté du temps » semble s’aggraver du continuum de l’histoire : qu’il s’agisse de déplacements et d(écrasements de populations, d’incarcérations et d’exécutions d’opposants, de vies brisées ou d’enfances détruites, les exploits des pouvoirs barbares et sanglants d’aujourd’hui réveillent ceux du siècle précédent, marqués de dates-signes (ici, 1915 et 1941-1944), comme les « pensées » des gens de la Ghouta rappellent celles des jeunes fusillés du mont Valérien.
Mais quelque chose danse. À ce même recueil intense de Cédric Demangeot, Promenade et guerre, Claude Favre a emprunté une de ses épigraphes : « il faut danser avec les rats dans la cuisine ». Le poème initial disait : « Il y a un jour après l’enfer / c’est un ami qui me l’a dit / en soulevant le couvercle / il faut danser / avec les rats dans la cuisine / jusqu’à épuisement des rats ». En 2025, les rats ne semblent pas près de s’épuiser. On a parlé à propos de Temps mêlés de « déplacements de focale » à chaque virgule formant un « kaléidoscope du mal » [3]. Or ce mal, c’est le monde, et l’histoire : les « temps mêlés » sont « sangs mêlés », titre initial du texte (revue Animal, 2), et il semble qu’avec ce texte on avance plus avant dans « ce monde cauchemar, fait nôtre, par nos défaites, nos lâchetés, insensé » (Sur l’échelle danser, série discrète éd, 2021).
Mais les deux parties du livre sonnent et dansent tout autrement, comme si elles prenaient pied dans la débandade par des voies différentes et avec d’autres forces. Temps mêlés, texte polyphonique jusqu’à la dépersonnalisation, rappelle la « prose blanche » de Jules Laforgue dans La grande complainte de la ville de Paris (1894), mais la « grandeur » de la complainte s’y mesure à l’échelle du monde, qui éclate en un déluge de « mots nombreux », pris à la langue-repoussoir de la « communication » (« je n’aime pas les mots nombreux »). Ce nombre est rassemblé en fragments de prose elliptique où seule la virgule fait lien, comme tracée au-dessus de chaque trou qu’ouvre l’enchaînement des phrases. S’y mêlent en vrac, à la manière d’un centon fou, ou d’un musivstil profane pour tohu-bohu présent, mille faits d’histoire et de politique, évoqués par formules à l’emporte-pièce : celles des actualités médiatiques et celles d’éclats de conversations anodines ou de bouts de citations littéraires, mises bout à bout dans un texte quasi pulvérisé. On joue ici sur la frontière de l’illisible et de l’inintelligible, mais une frontière sensible et audible, que son et rythme aménagent savamment, retenant de page en page le lecteur, pris dans ce halètement qu’un souffle organise encore : le texte est scandé de mots et de phrases qui font retour, sinon refrain (« hope », « et pourtant elle tourne »), comme l’ironie des questions avec variations : « et comment va Oleg Sentsov ? », « et comment vont les Pussy Riot ? », « c’est où la Syrie ?», « c’est où Manille ?», « c’est où Simferopol ? ». Parmi ces formules, des phrases rituelles sur « la poésie qui sauve le monde », la « jolie poésie » qui est si « poétique », composent un petit cantique kitsch de l’autosatisfaction néoromantique. Dans ce « tape-crâne » où un silence rêvé parfois émerge, on ne sait plus qui parle.
Dans Membres fantômes, on le sait un peu plus, car un chant d’anaphores à trois voix fait entendre une triple composition : celle du « ils racontent », parole publique travaillée de haine inepte, légende de mort partout attachée à défaire les liens ; celle du « te souviens-tu », qui ramène de très loin une suite de noms et récits enfouis à la lumière du jour ; celle enfin du « je dirai », sujet poétique qui, recueillant ses énergies, énonce « à contre le cœur » ou « à rebrousse-poil », « hue-dia de mauvaise guerre et à rage brûle-pourpoint et avec les poings des fantômes qui ne peuvent être mais qui sont ce qui reste » : l’art de la guerre poétique fait « regarder d’audace » le monde avec ses fantômes, et fêter soudain la vie, animale et humaine. Ce « je dirai » parlant à un « tu » fait affleurer un autre « ils » : celui qui ne peut plus rien raconter, celui des disparus ou des hors-monde et de leur pensée perdue (« on ne saura jamais leur pensée, qui allaient être fusillés… », « et que pensent les derviches tourneurs qui vivent sur des cimes… »). Membres fantômes, rituel de réminiscences, mémoire de vies oubliées et voix inaudibles qui aident à aimer le monde sans pouvoir le sauver, est aussi une élégie des pensées perdues. « Comment penser ? », cette question grossit à proportion d’un « que faire ? » porteur d’un « comment écrire » en poésie, sans poésie : « comment penser s’il n’y a pas de métrique / penser sans solution de décision, au hasard » ?

La réponse est un certain « mésécrire », ou écrire « de guingois », fait pour accompagner la chute et la retenir : tension qui faisait la force bouleversante d’un petit livre plus ancien, composé avec Éric Pessan, Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre (2011) : « Les filles c’est comme ça, comme ça / qu’elles à caresses, trop. / Les filles ça tombe, plutôt au mauvais moment […] Depuis que je suis tombée, je n’ai plus de langue ». La perte de la langue avec la chute est ce qui permet ce guingois du dialogue entre vivants et morts, ou plutôt entre présents et disparus, qui fait réapparaître de loin en loin, par éclats mais avec assurance, un « nous » d’allure simple : « nous sommes nombreux », « nous allons mourir ensemble… ». Ce nous est celui des hommes et des bêtes – et Kafka est là aussi, parmi ceux qui aident. Une des créatures dont la mémoire est requise dans Membres fantômes est « la petite chèvre de… » : celle du conte de Daudet est devenue anonyme et sans auteur ; mais elle reste celle qui, bravant l’interdiction pour être libre, mourut après s’être battue toute la nuit avec le loup. Quand la mort cesse d’être l’inhumain le « nous » gagne une force, mais à contre-emploi d’un « salut » politique ou poétique du monde.
Ce « nous » est aussi celui d’une polyphonie littéraire, nourrie d’une mémoire de livres – et d’images : outre le tableau de Goya repris en couverture, le poème fait regarder de près Le radeau de la Méduse et évoquer Géricault visitant les morgues pour saisir la folie des affamés. De livre en livre, Claude Favre fait varier les manières d’intégrer la parole et la poésie des autres, qui, vivants ou morts, habitent cette terre avec elle. Dans Sur l’échelle danser, elle se réclamait de l’art de la citation de Walter Benjamin comme brigandage ; elle l’aggravait même, ce brigandage, en squizzant la référence, invitant le lecteur à deviner l’auteur, puis à le reconnaître dans la vaste liste de noms placée à la fin sous le titre « Jardins d’autrui ». Temps mêlés s’ouvre par trois épigraphes citant Toni Morrison, Durs Grünbein et Virginia Woolf. Pour Membres fantômes, c’est, outre le Cédric Demangeot de Promenade et guerre, Grandissement de la patrie du poète bosniaque Senadin Musabegović, un des grands témoins du siège de Sarajevo. D’autres nombreux auteurs sont cités ou nommés : dans Temps mêlés, Sigurdur Pálsson, Léon Werth, Agrippa d’Aubigné, Georges Bataille, Yannis Ritsos, Jean-Luc Godard, Ali Abou Yassine (directeur d’un théâtre à Gaza), et, plusieurs fois, Rimbaud et François Villon, dont la Ballade des pendus hante et ponctue le texte ; dans Membres fantômes, la citation plus rare est comme absorbée dans le texte, qui multiplie les simples noms de poètes et d’artistes devenus voisins, cousins, frères et sœurs : Mandelstam et Rimbaud, Pasolini et Deligny, Antelme et Desnos, Simone Weil, Gôzô Yoshimasu et Emily Dickinson… : « des voix dansant leur voix affolant le cours des ombres, le désir inventant formes, la vie ». La parole des autres est la « colonne vertébrale » du « nous », disait Sur l’échelle danser : « Parce que le corps du texte se tient / Par les phrases des autres / En conjonction dansée ».
Danser avec les rats dans la cuisine, cela demande des forces qui obligent à recourir sans cesse au « jardin d’autrui ». C’est pourquoi lire la poésie de Claude Favre, c’est, pour reprendre Virginia Woolf citée en épigraphe, « un peu comme ouvrir la porte à une horde de rebelles qui se précipitent vers vous et vous attaquent en vingt endroits à la fois ». Mais la horde est le contraire de la meute. Parfois, elle dispense une tendresse qu’on « n’imagine » plus, mais qui nous arrive avec sûreté, comme la douceur des naseaux d’un cheval que caresse la main. « Songe à la douceur », avait dit Baudelaire, entraîné dans le centon de Sur l’échelle danser. Le poète et la poétesse. L’enfant, la sœur. « Au cœur des mots ça cogne. » Mais au cœur des « rages mordantes » et du travail féroce, le songe de douceur retrouve la vie : « c’est la vie doncques qui se bat la baleine, pulse le vent entre ses côtes, jamais nul temps nous ne sommes assis, moi je reviendrai souvent, l’espoir c’est la peau la vie qui frémit song, bourdons d’empruntés tant pleurs ça, et les libellules à la tombée du jour ».
[1] Sabine Huynh, « Les « Vrac conversations’ de Claude Favre ou les chants de la “Mama cosmique” », Diacritik, 4 avril 2016
[2] Bruits blancs, Centre Pompidou
[3] Georges Guillain, « Regarder toutes les douleurs d’en face », 19 mars 2025