Ce que vous lisez, là, tout de suite, n’existe pas vraiment. Bien sûr, en jeter la capture d’écran sur un feuillet A4 est encore autorisé, mais le résultat ne sera qu’un ectoplasme triste à côté, disons, du texte en garamond sur le hollande ivoire satiné d’un livre digne de ce nom. Signe des temps où rien ne va plus : piétinant ses quatre cent cinquante ans de notoriété, Canson réduit ses gammes et n’imprime plus de catalogue.
Ce grâce à quoi Pascal, Sade et Proust ont pourvu à notre délectation, je veux dire le papier, est-il en voie de ne plus être qu’un matériau d’emballage ? Dans une Autobiographie de La Bibliothèque récemment parue, le lecteur découvre une loi hypothétique selon laquelle toute grande invention s’applique deux fois moins longtemps que ce qu’elle a supplanté ; ainsi le papyrus a-t-il fourni le support de l’écrit pendant deux bons millénaires, le parchemin pendant dix siècles et le papier occidental durant cinq cents ans (quant aux œuvres numérisées, le coût de leur maintenance tendra à les éliminer). Les arrière-petits-enfants de nos fils demanderont-ils où l’on trouve du papier ? Réponse : dans les musées, mais on ne peut le toucher. Non seulement parce que les musées ont été créés pour mettre les reliques à l’abri des doigts pleins de sucre, mais surtout parce que les musées de ce temps-là seront devenus virtuels.
L’eschatologie papetière se glisse au fil d’ouvrages dont le nombre s’accélère, avec des hauts et des bas dans la compétence et l’anxiété, de La route du papier d’André Blum (1946) à nos jours, par exemple The Art of Handmade Paper: A Timeless Craft in a Digital Age, Bhaskar Bhowmik (2023). Le dernier livre en date se veut un innocent « Dictionnaire des savoir-faire » et des termes techniques, comprenant deux cent quarante-huit entrées [1] introuvables dans la plupart des usuels, rédigé par une équipe de contributeurs dont la moitié sont japonais, d’où une double particularité : c’est une étude comparative des papiers faits main et faits machine, en même temps que des papiers occidentaux et du washi. Mais si le répertoire alphabétique est la forme qui convient le mieux à la vulgarisation d’un sujet savant, on ne saisit pas bien la raison de coucher ensemble sous la même couverture les papiers européens et ceux des antipodes, que tout sépare : matières premières, gestes, utilisation, philosophie, rapport à la nature, etc.

Au moins, assure cet ouvrage, le public amateur trouvera ici de multiples révélations, bien expliquées, et il se sentira plus à son aise avec des notions comme kozo, gampi, mitsumata et torinoko, de même que couverte, porse, épair fondu ou nuageux et pile à maillets, mots que prononce chaque jour un spécialiste, tel le patriarche Jacques Bréjoux en son Moulin du Verger, dont le vieux séchoir ne mesure pas moins de soixante-dix mètres de long (cette sorte de bâtiment, le Japon et la Chine s’en passent, qui sèchent leurs feuilles manuelles sur une paroi chauffée, ou encore la Thaïlande et le Laos, avec une multiplication de petites formes exposées au soleil).
Sous la lettre X, ce livre-alphabet n’a trouvé à mentionner que le papier xuan (prononcer hsuenn en chuintant), malheureusement sans trop savoir ce que c’est. Or le papier chinois est, si l’on ose dire, la mère de tous les papiers du monde, et le xuan son parangon. Voir les détails sur sa page Wikipédia (vérifiée).
L’un dans l’autre, malgré une dose d’angélisme qui évite d’évoquer dioxine par exemple ou les labels de verdissement PEFC ou FSC, décriés par Greenpeace et le WWF, vous avez ici un ouvrage bien utile et copieusement illustré, sur un robuste papier carteux, dont un colophon aurait pu divulguer le nom. Une autre absence, plus regrettable, est celle d’une bibliographie. L’honneur d’un livre de vulgarisation n’est-il pas d’ouvrir la curiosité des lecteurs ?
[1] Tandis que dans son Glossaire du papetier (2024) Jean-Claude-Émile Perrin en aligne 758, et pour le papier occidental seulement.