Toujours soucieuse de montrer la diversité de la poésie d’aujourd’hui, notre chronique, qui se conclut par un salut confraternel à Michel Dugué, s’arrête sur les écritures et les choix esthétiques de Bruno Grégoire et Anne Segal, Julia Peker, Christian Ducos et Hélène Fresnel.
Un charme particulier émane de ce livre écrit à quatre mains, qui a fait l’objet d’un beau travail d’édition. Deux voix en effet s’y mêlent en un seul chant. L’ouvrage, finement composé, serait né « en jouant aux fléchettes dans le jardin – à toi – à moi » (d’où le titre)… Seuls quelques indices, en réalité, permettent d’attribuer à il ou elle telle image ou tournure. Car le temps a fait son œuvre, « de sorte qu’aujourd’hui… nous ne sachions plus, parfois, qui de l’un ou l’autre a écrit quoi ». Le poème, par ailleurs, se nourrit de notes quotidiennes : « la voix et la musique de Cesária ne me portent / que dans mon corps, mais si loin en lui / avec tant d’impatience ». Ce qui n’exclut pas une certaine gravité : « Rien de ce qui est vrai de toi / ne m’aura jamais manqué ».
Unissant l’esprit de jeu de l’enfance à l’âpreté de l’âge, l’écriture des deux poètes est pétrie de leur double sensibilité, créée de pièce en pièce, lestée chacune d’un contrepoint en forme d’écho ou de question – un titre à l’envers, en quelque sorte –, une mélodie unique, un peu jazzée, évoquant l’image attachante d’un couple d’aujourd’hui.
C’est loin parce que c’est une route,
un lieu de passages cloutés qui s’effacent
où je ne peux pas ne pas voir ces passants oubliés
que je fixe mes pieds ou mon ombre sur le bitume détruit :
ai-je mal du temps qui passe ou de l’air du temps ?
Ai-je mal du temps qui pense ou de l’air qui passe ?
Je crache pour enfin respirer –
(On the road)
Jean-Marie Perret
Marelle est un jeu qui se joue… à deux. L’enfant qui parle, ne parle pas, « avec un peu de neige dans la voix / tu me parles d’une étroite diagonale / tracée en travers du puits », l’enfant qui se consume, comme un tu de paille, une personne qui abrite personne puis quelqu’un qui naît, mais tellement fragile : « les larmes glissent / creusent ton silence / ouvrent une brèche / la ligne des eaux tremble / par la voie étroite / d’un nom chuchoté ». De l’autre côté du tu, il y a un je qui écoute, se tait tout à la fois, un je de craie qui jamais ne s’impose, accompagne plutôt : « tu me demandes / de donner la cadence / au son de ma voix / tu deviens cheval ». Julia Peker est psychologue clinicienne, elle a écrit Marelle comme un journal de bordures, la trace infime de rencontres, un carnet d’observations sensibles dont on retrouverait l’idée dans les dessins gribouillés-bredouillants d’Ena Lindenbaur qui accompagnent les poèmes. On est loin, très loin, du vocabulaire pesant qui fonde si souvent les études de « cas », ce que l’on appelle sèchement une « clinique ». Ici, l’oreille est juste, qui accueille les mots du petit autre, juste ce qu’il faut de distance pour ne pas faillir : « Je me retiens / de te rejoindre trop vite / par crainte de te voir disparaître ». Car jeu veut dire aussi mouvement, comme un ressort a du jeu, comme la vie a des soubresauts. Marelle n’a pas de fin, à peine des façons de lâcher prise, d’avancer dans le tremblement du tout petit peu, mais pas rien : « dans tout ce qui s’ajoute / sans début ni fin / quelque chose s’évapore / à présent nous allons / à la ligne ». La poésie comme une attention partagée. Roger-Yves Roche

La réflexion sur la poésie, pour peu qu’elle soit menée par un poète, fait partie intégrante de la poésie. C’est ce que l’on ressent à la lecture de Patchwork, de Christian Ducos. Par ce travail de couture, l’auteur cherche à lier ensemble des « morceaux » de sa vision du monde, questionnant la poésie, la littérature, la musique, l’art et la vie, à partir d’anecdotes et de citations (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Valéry, Ryôkan…), mais aussi et surtout à travers lui-même, tout au long d’une méditation singulière et approfondie qu’il mène depuis des années. Faisant alterner prose – « aux prises avec ses tonalités » – et poème – (aux prises) « avec ses modes et ses modulations » –, les réconciliant en quelque sorte, il nous ouvre ainsi ses propres fenêtres, en quelques aphorismes et fragments d’une grande justesse qui nous font vibrer à la musique de la vie. Comment résister à ceci : « Le silence est un cri de papillon » ; « Le poème ne se laisse conduire qu’en état d’ivresse » ; « Derrière tout grand écrivain se cache une chaise » ; « Briser le silence du silence, œuvre d’art » ; « Tout est ciel. Tout est chair. Tout est chair de ciel » ; « Comme nous ne l’écoutons plus, le ruisseau reformule ses métaphores en langue de galets ».
Il y a chez Christian Ducos toute cette légèreté de la profondeur qu’on trouve dans le bouddhisme zen et chan – d’où l’évocation de Ryôkan et du moine peintre Mu Qi –, et qui l’apparente d’une certaine manière à Pierre-Albert Jourdan. Certains quatrains qui ponctuent le livre ont une résonance proche du haïku :
Roseaux
Fleurs du vide une feuille se détache
Et ride d’un pli la surface du lac
Oiseaux
Alain Roussel
Trois séquences composent Une Terre où trembler, aux titres unis par la même étrangeté, un NON qui tranche dans l’idée aussitôt émise. Pour la seconde, par exemple, intitulée « Rupture non rupture », (« Avant que la lumière n’ordonne ses violences »), le poème s’élance dans la rudesse de onze heures successives avant de déboucher sur la douzième, somptueuse : « Il est midi sur toute la terre », où l’éblouissement solaire annule la difficile ascension qui fut nécessaire pour y parvenir : le rythme y est conduit souplement, harmonisant des quasi-décasyllabes, se métamorphosant pour finir en une sorte de rondeau à la Aragon : « Une lumière d’un autre bord // Se pourrait-il qu’elle soit heureuse / Qu’il soit midi sur toutes mes guerres / Que demain boive à ce qui luit // Cela irait jusqu’à me plaire ». Manière d’envelopper à la fois, dans un air, le drame et sa déploration, la noirceur de l’existence et la mélopée qui en naît. Mais le livre commence par « Rejoindre non rejoindre » (« Alors la terre »). On y trouve une langue jamais apaisée, à la fois rugueuse et lissée à l’oreille. Les trois pièces en sont parcourues par un miroitement d’images, un scintillement où des scansions dans le phrasé sont comme le bruit de pas sur un mystérieux gravier. Enfin, « Franchir non s’affranchir » achève le livre par trois pièces, qui démontrent la puissance de l’écriture d’Hélène Fresnel. Car il importe de s’assurer du monde : c’est ce « flash d’espoir », que déclenche d’un coup « cette pierre qui me fixe ». « Je résiste quand je m’élance », est-il écrit… On touche là le pouvoir de métamorphose qui rend fascinante cette Terre où trembler d’Hélène Fresnel. Jean-Marie Perret
Salut à Michel Dugué
Veille : ce titre du dernier recueil de Michel Dugué (1946-2024) pourrait convenir pour désigner l’ensemble de son œuvre, parue aux éditions Folle Avoine, pour sa majeure partie. Son écriture, on peut la dire née d’une extrême attention aux fragiles émergences. Quelque chose de fugace a traversé le sentier, quelque chose d’élémentaire, à même le sol ou bien plus haut dans la ramure, quelque chose d’insaisissable au détour d’un chemin douanier. Voilà bien ce que les vers de ce promeneur infatigable auront soin, non de fixer bien sûr, mais d’esquisser quand il s’agit de poursuivre l’élan, de le faire paraître sur une page que, patiemment, on aura rendue silencieuse. Ne rien ajouter dans ce geste d’écrire du bruit des préoccupations aveuglantes. N’avoir pour ces dernières aucun mépris, mais s’obstiner à témoigner d’une appartenance première.
Car il n’est pas vrai que nous nous inscrivions naturellement dans les lieux. Nous les déprécions le plus souvent dans l’enclos étroit de nos mots asservis. Nous en faisons de simples sites. Pour qu’un lieu se révèle vraiment, il lui faut cette reconnaissance continuée, cette sollicitude secrète que Michel Dugué aura développée dans son œuvre, inlassablement, et de nouveau dans ce dernier ouvrage. Et quand se raccourcit la parenthèse des songes, aux flancs pentus d’une insomnie, encore et toujours il se livre à la patience d’une première écriture, en dépit d’une fatigue que la nuit a blanchie. Il existe des poètes dont la discrétion est une mesure. Ce dernier mot est à comprendre aussi en son sens musical. Le mouvement, le rythme, la mélodie d’un lieu – comment l’entendre vraiment ? Cela se peut parfois, et c’est à la condition de s’inscrire dans les lignes du paysage, d’y déambuler sans rien en défaire. À cheminer ainsi à l’entour, le regard promené au ras des êtres et de leur fragilité, Michel Dugué perçoit certains rayons de leur lumineuse intimité. Pour autant, il ne promet rien. Ses vers ont l’humilité d’un geste qui, en son mouvement d’invite, en vient toujours à presque s’effacer.
Il habitait Pors-Hir, sur la côte – un lieu-dit de Bretagne que cette Veille a consacré.
Yvon Inizan